Complot à la Taverne de Vilokan

Il y a bien longtemps, dans un endroit oublié des hommes aux confins du monde connu, sept complices tenaient palabres à la « Taverne de Vilokan ». Un nom bien trop glorieux pour cette guinguette poussiéreuse du village de Guinen, où l’on servait cependant les plus corsés et les plus parfumés des rhums cubains, antillais et haïtiens.

Dans la salle, on apercevait les ombres des frères jumeaux Marassa, de Damb’ le charmeur de serpents et de quelques clients étrangers qui ne perdaient pas un mot du conciliabule à la table centrale. Le vieux Papa Legba, le proprio du bouge régalait ses amis d’un fort kleren et dans la pénombre, les histoires fusaient. Histoires d’orishas incontrôlables et d’humains avides, contes vaudous, chansons grivoises… Autour de la table, on reconnaissait les traits pâles du Bawon, le vieux gardien de cimetière qui fumait des cigares dont l’odeur aurait pu réveiller un mort et buvait son alcool avec une poignée de piments. Ca lui donnait du corps, disait-il. A côté de lui, la jeune et jolie mulâtresse répondant au nom chantant d’Ezili ajoutait une note de charme à la compagnie. Ses traits de Madone des Tropiques cachait un cœur d’artichaut toujours prêt à s’enflammer pour le premier venu et ses conquêtes amoureuses ne se comptaient plus. Ogou le ferrailleur et Shango le flic local devisaient avec leur fougue coutumière, sous l’œil blasé de Maman Yemoya. Celle-ci mâchonnait distraitement quelques tranches de cochon grillé aux aromates. Le dernier arrivé, Cousin Zaka, avait posé son macoute et son chapeau de paille sur un tabouret vide, et se désaltérait d’un jus d’ananas fraîchement pressé. Le chemin qui l’amenait à la Taverne avait été trop long et trop chaud pour ses vieilles jambes.

Papa Legba posa sur la table un vieux plateau de bois grossièrement ciselé et un petit bâton. Souvenirs d’une vie antérieure en Afrique noire. Il pris le morceau de bois, l’iroke, et frappa rythmiquement le plateau en marmonnant quelques incantations dont il avait le secret, et l’assemblée fit silence.
« Ifa a ouvert ses yeux » dit-il en posant le plateau. Il recouvrit ce dernier d’une poudre crayeuse, manipula quelques coquillages qu’il avait tirés de sa poche, et traça de ses doigts agiles une série de lignes simples et doubles sur le plateau. « Les odus ont parlé ! Dans les temps qui viennent, les gens nous oublieront et nous condamneront à disparaître si nous n’agissons pas. Plus de rhum pour nous, plus de parfum pour Ezili et Yemoya, plus de cigarettes, plus de sacrifices et plus de réunions comme ce soir. Des choses simples ; mais qui nous tiennent à cœur. La menace vient de civilisations sans dieux, sans Foi ni Loas, ni considération pour l’autre qui détourneront les hommes des vraies valeurs. Des civilisations qui ne respectent même plus les ancêtres. Les anciens sont placés dans des mouroirs pour que les jeunes n’aient pas à contempler les ravages de l’âge. Pauvres fous !
Mais nous pouvons encore agir. Introduisons le ver dans le fruit, en leur redonnant la magie qu’ils ont presque réussi à éliminer. Je propose que nous initions un de leurs semblables à nos pratiques et que nous en fassions un Gardien des Traditions. Donnons-lui chacun un instrument dont il pourra se servir pour créer un Sanctuaire, un foyer de résistance. Pour que les Magies qui hantent ce monde ne meurent pas. Qu’avez-vous à offrir ? »

« Moi, je lui ferai parvenir mon chapeau ! » commença le Bawon. « Il pourra commander aux âmes errantes, et les créatures de la nuit seront ses alliés. Et je lui donnerai accès à toutes les Magies dont il aura besoin pour son travail. Qu’il en soit ainsi ! »

« Je lui offrirai une compagne qui le soutiendra fidèlement, car rien n’est pire que combattre seul. » ajouta Ezili. « Quand le temps sera venu, je lui enseignerai la séduction des Charmes et le sortilège des Enchantements. »

« Shango lui donne le pouvoir de la Foudre, une Magie de l’éclair ; une Magie si subtile qu’elle perturbera la réalité illusoire des ses semblables. Et mon ami Ogou le formera comme guerrier, car il aura beaucoup d’ennemis. Qui plus est, il aura grâce à notre ami, la possibilité de créer de nouveaux objets magiques et celui de réveiller les anciens instruments en sommeil. »

Cousin Zaka avait l’air perplexe ! « Vous savez que je ne suis qu’un modeste fermier, mais de ma part il recevra une certaine affabilité qui tempèrera vos actions guerrières. Il sèmera un savoir qui sera repris par d’autres. Et puis, c’est moi qui ai fait pousser l’arbre dans lequel fut taillé cet opon. Je suggère que l’objet lui soit remis pour que nous puissions l’inviter à notre Taverne, quand bon lui semblera. »

« N’oublions pas les enfants. » interrompit Maman Yemoya. Elle posa sa Camel sans filtre dans un morceau de noix de coco. « Ils sont le devenir de toute civilisation. Je lui offrirai la clé qui lui ouvre leur porte. Et toi, Papa Legba, espèce de vieux malicieux, que vas-tu donner ? »

« Avant toute chose, ma protection et vos cadeaux. Ensuite une forme d’espièglerie qui l’empêchera de se prendre trop au sérieux, car la tâche est ardue. Et comme l’a suggéré Zaka, ce plateau nous permettra de dialoguer face à face… Je lui donnerai la possibilité de confronter le chaos et d’en revenir indemne, armé de la plus puissante des Magies... »

A ce moment, le gros Ganesh, l’écrivain public pakistanais qui traînait au fond de la Taverne, ajouta : « Je pense qu’il aura besoin du talent des conteurs pour animer les reliques, car seule la musique de la voix donne pouvoir sur les objets inanimés. Je libérerai donc sa parole, ce sera une petite contribution étrangère mais personnelle à votre complot. » Et d’autres Ombres qui n’avaient pas raté une miette de la conversation, ajoutèrent amulettes, anneaux magiques, talismans et une infinité de petites choses dont l’utilité immédiate n’était pas toujours apparente.

 

 

« Vous voulez en faire  un Collectionneur ?» conclua Papa Legba en regardant l’amoncellement d’objets. « N’oubliez pas que c’est moi qui devrai tout transporter… »

Le Collectionneur me fit entrer dans la chambre secrète du Musée. Seuls lui et moi avions accès à cette pièce réservée, mais je n’en avais pas encore percé tous les mystères.
« Il est temps pour vous d’accéder à la relique la plus précieuse de la Collection. » me dit-il sur un ton que je ne lui connaissais pas. A la fois léger et plus sérieux que d’habitude, il me rappelait l’expression qu’avait prise le vieux Lampernisse lorsqu’il m’avait remis la Boîte de Magies. Cela faisait quelques années maintenant, et le moment semblait venu de franchir une étape dans l’aventure du Surnatéum.
Il fit coulisser un panneau de bois qui protégeait une cache dérobée, et retira avec précaution un objet enveloppé dans un morceau de linge blanc. Le tissu retiré, je pus admirer un très ancien opon, un plateau divinatoire Yorouba de forme arrondie. Ce n’était pas le seul objet de ce genre que possédait le Musée, mais je devinais que l’histoire qui accompagnait celui-ci devait être très particulière.
« Voici le Plateau des Sept Pouvoirs. Vous reconnaissez naturellement ce genre d’objet mais, c’est grâce à lui que vous vous trouvez aujourd’hui au Surnatéum. Il se transmet d’un Collectionneur à l’autre quand le moment est venu.. »
Son éternel sourire énigmatique avait repris possession de son visage.
« Mais commençons par le commencement ! Il y a bien longtemps, dans un endroit oublié des hommes au confins du monde connu…

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01/12/22