Taxillus – Inventio Reliquarum

Le bus qui reliait Tel Aviv à Jérusalem était bondé. Je m’apprêtais donc à passer deux heures debout agrippé à la main courante, coincé entre un paysan qui rotait et une énorme mémé voilée. Mon bras droit me faisait toujours souffrir.

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La vieille dame assise à un mètre de moi lorgna vers mon petit chapeau bleu et blanc, un “kova tembel”et me fit signe d’approcher. Elle devait avoir dépassé les 80 ans depuis longtemps. Je fis péniblement un pas en avant, et elle se leva pour me céder sa place. Je lui fis remarquer dans un allemand un peu hésitant – la langue la plus proche du yiddish que je connaissais – que j’avais 18 ans et que je n’allais pas laisser une personne de son âge faire le voyage debout. Elle  se mit alors à crier  qu’en tant que participant au dixième « Hapoel Games » (sorte de Jeux Olympiques socialistes israéliens),  j’honorais son pays et ne devais en aucun cas refuser son offre. Le reste de la foule dans le bus me fixa avec le même regard d’opprobre… Penaud, je pris donc sa place et l’atmosphère se détendit.

Là-dessus, elle s’adoucit et me demanda quel sport je pratiquais…

C’était mon quatrième jour en Israël, je venais de courir le 100m, le 200m et le relais, et avais participé à l’ouverture officielle des Jeux.. La Belgique s’y était d’ailleurs fait remarquer lamentablement : nous étions la seule équipe nationale sans équipement uniforme. Nous avions plus l’air d’une troupe de gaulois disparates que de dignes représentants d’un pays participant. Et comme nous étions en tête du cortège des athlètes, ça s’était un peu vu ! Le responsable de l’équipe avait filé à l’anglaise, nous laissant sans instructions ni réelle assistance. Porteur du drapeau national, j’avais tenté de relever un peu le niveau en tenant la bannière à une main, bras tendu, durant toute la cérémonie. Je voulais rééditer l’exploit d’un athlète russe aux Jeux Olympiques précédents. Il m’avait fallu ensuite environ une heure pour arriver à plier à nouveau le bras sans hurler de douleur. Mais j’avais tenu bon, et mon honneur était sauf.

A Jérusalem, la vieille dame m’indiqua comment me rendre à  King David Street, au Marché Central, près du musée oriental. J’avais promis à mon copain Roger* de remettre une lettre à son ami Shlomo qu’il n’avait pas vu depuis plus de 15 ans. En même temps, j’en profiterais pour visiter un coin de la ville.

Roger devait avoir environ 65 ans en 1973, et m’avait initié au boomerang. Retraité, il m’avait avoué que sa principale occupation était de jouer aux dés (craps) dans des arrière-salles de bistrot. Pas toujours honnêtement, loin s’en faut. Mais il était éminemment sympathique, et sous réserve d’avoir le temps de me déplacer à Jérusalem pendant les Jeux, je me ferai un plaisir de transmettre ses amitiés à son vieux pote.

Ce dernier tenait une petite échoppe de curiosités, d’antiquités israéliennes, et autres bazars indescriptibles pour touristes. Son magasin était tout en longueur et regorgeait d’un fatras de vieilles poteries, de pièces usées jusqu’à la corde, de verres romains irisés, et de pots en cuivre fabriqués hier.

Je fus accueilli comme dans le bus, avec une chaleur non feinte, et lui remis le courrier de son ami. Il m’offrit donc le café, accompagné de délicieuses pâtisseries arabes et nous discutâmes de sa vie en Israël et  de  Bruxelles qu’il avait quittée peu de temps après l’armistice.  Il vivait assez bien de son négoce, un rabatteur lui ramenait parfois une rareté qu’il monnayait pour un bon prix. Les objets les plus recherchés étaient les judaïcas et les antiquités liése à la période du Christ et des croisades…

Mais la fin d’après-midi approchait et je devais reprendre le bus. Je me levai pour prendre congé, lorsqu’il m’offrit de choisir un souvenir de mon passage chez lui. Il me déconseilla certaines lampes en terre cuite pour touristes, et mon choix se porta un petit objet pas trop lourd à transporter : un joli dé  qui traînait sur une étagère, et qui me rappelait l’activité « illicite » de Roger. Shlomo me sourit, et précisa que le dé était romain, s’appelait un Taxillus ou Astragalus, et devait être vieux de 2000 ans. Les faces opposées, comme sur les dés romains traditionnels, faisaient toujours 7 (1-6, 2-5, 3-4). Le petit cube était en plomb, et des traces de peinture blanche restaient collées à sa surface.

Il m’offrit aussi une lampe à huile, un gobelet et un flacon antiques, ainsi qu’un lot de monnaies trouvés avec le dé.

Je quittai Shlomo et revins à Netanya, près de Tel Aviv, où les athlètes logeaient.

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Je visitai ensuite le pays pendant le reste de mon séjour, passant par les Mines du Roi Salomon, Eilat, et la Mer Rouge dans une chaleur étouffante.

Les quelques jours passés en Israël ont fortement changé mon existence. Livré à moi-même en terre étrangère, c’est à ce moment que j’ai acquis mon indépendance.

J’ai toujours gardé ce dé en poche ou à proximité de moi, il me porte chance. Bien sûr, c’est de la superstition, mais après tout il y a une certaine poésie dans l’inconnu. J’ai parfois la sensation d’être protégé par une force invisible et ne serais pas loin d’accorder au dé, le pouvoir d’attirer reliques et objets magiques.

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Les changements dans mon existence ont souvent été des coups de dés. Le jour où je quittais l’enseignement pour me lancer professionnellement en magie, j’ai pris le petit cube en main, et souhaité de réussir. A ce moment, j’eus une curieuse sensation. Le dé avait vibré. Je l’examinai de près et remarquai que les points sur le dé avaient changé de place. Les faces opposées ne faisaient plus 7.

Cela fait maintenant des années que je me pose des questions, sans jamais trouver de véritable réponse. Il est clair que ce petit objet porte chance aux jeux de hasard, spécialement aux dés, mais pas uniquement. Par contre, il n’a aucune influence sur les loteries ou les jeux stratégiques où la compétence l’emporte sur le hasard. Dommage.

Sa configuration change parfois subitement. Alors, je sais qu’un évènement important va arriver dans ma vie. Il a changé quand j’ai rencontré Marie, ma seconde épouse. Mais je ne lui ai jamais dit. Il peut aussi changer d’aspect lorsque j’évoque mentalement un des moments importants de mon existence passée : la publication de mon premier livre, la rencontre avec les magiciens américains, la naissance de Fay…

Je pense qu’il s’agit d’une relique, elle en attire d’autres. Elle agit également sur des objets semblables, les transforme. Mais ces derniers ne sont pas aussi puissants que l’original, ils font simplement de bons porte-bonheur.

Il y a 2000 ans, quatre soldats Romains ont joué aux dés la Tunique sans Couture d’un crucifié. Le propriétaire de ce dé a probablement dû tricher pour gagner. Cet objet semble favoriser les larrons et les magiciens. Mais où se trouve la limite entre les deux ?

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* Roger D. m’offrira plus tard le “Lot 421” qui se trouve désormais au Surnatéum

http://www.surnateum.org/french/surnateum/collection/particulieres/tricheur.htm

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21/10/15