L’occupante

La tombe était entourée d’une grille en fonte surmontée de croix et une lourde dalle recouvrait son occupante. Une petite plaque blanche indiquait : «Concession à Perpétuité». Un lierre rouge cachait en partie le sépulcre, comme si Dionysos voulait protéger la disparue.

Personne ne connaissait le nom de la défunte, seules quelques lettres et deux chiffres restaient accrochés à la stèle (.at.o.y E…b.. / .56. ….) et une photo en céramique ornait le lieu de son dernier repos. Elle devait avoir une bonne quarantaine d’années sur le portrait.

Jules, le gardien, me raconta qu’elle était déjà enterrée longtemps avant qu’il ne commence à travailler au cimetière, certains disaient même qu’elle en fut la première occupante. La tombe était orientée dans un axe Nord-Sud, ce qui n’est pas habituel pour une sépulture chrétienne, mais ce n’était pas la seule étrangeté.

On chuchotait qu’elle avait bénéficié d’un rituel d’enterrement peu orthodoxe et qu’un des participants avait sorti un petit pistolet qu’il cachait sur lui. Il avait fait feu sur le cercueil avant que celui-ci ne soit recouvert de terre. Le forcené fut très vite maîtrisé et écarté. Mais cela avait créé un certain émoi.

La sépulture se trouvait à l’écart, isolée dans la nécropole, il fallait vraiment faire un effort pour la découvrir. Mais de temps à autre, en général vers la mi-août, un bouquet de belladone, d’aconit napel ou de fleurs d’ail était posé sur la pierre tombale. La disparue devait avoir gardé un admirateur secret et fidèle. Un jour, Jules avait même retiré une branche d’aubépine et s’était piqué au sang. Quelques gouttes avaient terni la dalle, mais les intempéries avaient effacé toutes traces. A partir de ce jour, il avait ressenti une sorte de connexion “mentale” avec l’occupante.

On retrouvait fréquemment les corps de petits rongeurs et d’oiseaux autour de sa tombe, le veilleur y avait même trouvé la dépouille d’un renard. Il donnait l’impression d’être mort de peur. Et un ivrogne qui s’était introduit de nuit pour vandaliser des sépultures, avait été retrouvé recroquevillé sur lui-même et complètement fou. Il était décédé deux semaines plus tard à l’asile où on l’avait amené. Officiellement victime d’anémie.

Le gardien, féru de littérature fantastique, avait donné à la défunte, le surnom de « Duchesse », en mémoire d’un conte de Jean Ray*(*le Gardien du Cimetière). De temps à autre, pour briser sa solitude, il allait converser avec elle. Elle ne pouvait ni l’entendre ni lui répondre, mais ça le détendait.

Parfois, lors de nuits de Pleine Lune, il semblait apercevoir une silhouette fantomatique flotter à la surface de la sépulture, comme un brouillard blanc et lumineux. Mais elle ne quittait jamais l’enclos de métal. Il jurait que ce n’était pas un simple feu follet.

Il est bien connu que les spectres ne peuvent franchir les barrières de fer, raison pour laquelle les cimetières sont souvent entourés de grilles.

En 1986, la commune décida de déplacer le cimetière et de le remplacer par un parc. Les tombes furent détruites et les pierres tombales servirent à daller un chemin.

Quand ce fut le tour de la Duchesse à être évacuée, la clôture fut abattue et la lourde pierre retirée, le cercueil apparut. Il était fort abîmé mais on distinguait nettement au centre du couvercle un petit trou rond. Au-dessus de la place où devait se trouver le cœur de la morte.

Son cercueil fut ouvert et le corps y reposait, intact. Comme si elle était paisiblement endormie depuis des décennies. Son visage était détendu, pâle et ses lèvres restaient d’un rouge profond. Le plus étrange c’est qu’on avait posé des lunettes noires d’aveugle sur ses yeux. Je n’avais jamais vu ça, c’était très dérangeant… Son linceul portait encore la trace d’impact d’un projectile. Les ouvriers communaux reculèrent et l’un d’entre eux, d’origine roumaine, cria le mot « Strigoï » avant de fuir à toutes jambes.

A peine touché par la pelle que l’ouvrier avait lâchée, le corps se décomposa.

Près du cœur, enchâssée dans le sternum*, le gardien trouva une petite balle de pistolet en argent. Elle avait raté l’organe de quelques millimètres.

Il ramassa quelques reliques en souvenir de la Duchesse et les rangea dans une boîte.

*Note: en y regardant de plus près, la balle fut freinée par la présence d’une petite croix (patriarcale) et ne put passer à travers le sternum pour transpercer le cœur. La Providence suit parfois d’étranges chemins.

On remarquera l’impact de la balle sur la croix patriarcale.

 

 

 

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15/01/22