26/02/16
« Il est là, posé, inerte, objet d’une somptueuse beauté. Il attend. Rien n’altère sa patience. Comme tous les objets, il est « malin », cruel. Pour qu’il devienne acte de vie, il faut le dompter. Mais attention, le masque, comme le tigre, aime le sang »
(Patrick Pezin « Bouffonneries »)
Le masque est un instrument mystérieux, terrible. Il m’a toujours donné et continue à me donner un sentiment d’effroi. Avec le masque nous sommes au seuil d’un mystère théâtral, les démons réapparaissent avec les visages immuables, statiques, qui sont aux racines même du théâtre.
(Giorgio Strehler – A Marcello Moretti dans Le Masque, du Rite au Théâtre, ed. CNRS)
Nous sommes le 14 mai 1947 en Italie, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. L’Italie est enfin libérée du joug fasciste, et deux jeunes metteurs en scène, Paolo Grassi et Giorgio Strehler, ouvrent le Piccolo Teatro dans la ville de Milan. Ce petit théâtre va révolutionner la scène italienne en créant le premier théâtre subsidié par l’état (Teatro Stabile). Ce soir-là, le rideau s’ouvre sur la pièce « Les Bas-fonds » de Maxime Gorki devant le monde du spectacle et de la culture de Milan. Le théâtre se veut un théâtre populaire ouvert au public. Et le succès sera au rendez-vous…
Petit à petit, la troupe s’agrandit et des artistes de renom associent leur talent à l’expérience. Parmi eux, le sculpteur Amleto Sartori et le comédien Marcello Moretti. Obsédé par la sculpture vivante et le côté pratique des œuvres de l’art primitif, le premier des deux commence une réflexion sur le masque de théâtre. Particulièrement sur le masque neutre, et les masques de la Commedia Dell’Arte. Amleto va chercher à recréer les masques de ce théâtre d’improvisation, non pas en imitant les masques du passé, mais en retrouvant leur raison d’être et leur nature profonde. Or, certains masques sont loin d’être innocents…
Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, les masques sont sacrés, magiques, respectés, et tenus à l’écart des non-initiés. L’art n’y est pas décoratif mais fonctionnel.
Giorgio Strehler a un projet, qui l’occupera toute sa vie : mettre en scène la pièce de Carlo Goldoni « Arlecchino servitore di due padroni » (Arlequin serviteur de deux maîtres). Dans cette pièce, le comédien Marcello Moretti jouera le rôle d’Arlequin. Et Amleto Sartori va devoir lui créer un masque. Le masque d’Arlequin a deux petits trous à la place des yeux, ce qui empêche le comédien de bien voir, et l’oblige à une démarche sautillante pour éviter de bousculer ses collègues sur scène. Mais le premier contact entre les deux hommes ne commence pas bien. Moretti étouffe sous le plâtre facial dont le recouvre le sculpteur, puis n’arrive pas à jouer avec le masque dont les yeux sont trop petits. Il prend une paire de ciseaux et, devant le regard horrifié de Sartori, se met à découper le masque…. S’ensuit une engueulade monumentale.
Puis les choses se calment et les deux hommes vont s’entendre sur la création d’un masque d’Arlequin aux yeux plus ouverts qui sera appelé Arlecchino Gatto, l’arlequin chat.
Amleto et Marcello cherchent tous deux à atteindre la plus grande perfection possible dans leur art, ce qui passe bien entendu par une étude approfondie du personnage d’Arlequin. Arlequin est le pauvre serviteur niais, mais derrière lequel se cache un personnage bien plus malin et rusé. Le masque porte toujours une bosse à droite sur le front, reste d’une ancienne corne de diable… Le personnage est bien moins « candide » qu’il paraît.
Apparu au XVIe siècle en Italie, Arlequin a un costume fait de losanges multicolores, qui représentent les diverses facettes de ce personnage, et sa pauvreté. Or ce dernier a clairement des origines « démoniaques ». On trouve sa trace depuis le Moyen-âge dans le personnage du démon Hellequin, qui conduit la Chasse Fantastique, cohorte de spectres et de démons, qui apparaissent les nuits de tempête. La mesnie Hellequin est le nom donné à sa troupe d’esprits fantastiques qui provoquent le charivari. Il serait une représentation de Wotan/Odin, Dieu de la magie. Il est également associé à Hel, gardienne des enfers. Au XIIIe siècle, on le retrouve sous le nom d’Halequin, génie malfaisant et sous le nom d’Alichino, démon mineur de la Malebranche dans les chants XXI et XXII de l’Enfer de Dante.
Giorgio Strehler ne peut, lui non plus, oublier cette origine infernale quand il décide de jouer la pièce de Goldoni.
Au fur et à mesure que le sculpteur perfectionne son masque (d’abord en papier mâché puis en cuir), la qualité du jeu de l’acteur s’améliore.
En 1956-57, le Piccolo Teatro lance sa première tournée européenne, et en mai 1958, la troupe va donner trois représentations en Belgique. Occasionnellement, Marcello Moretti se fait remplacer par un jeune acteur nommé Ferruccio Soleri.
Mais entretemps, Sartori s’est surpassé, il a réalisé un masque frôlant la perfection et, durant une des représentations en Belgique, au théâtre Royal des Galeries, le 31 mai, le masque finit par réellement posséder Marcello. Il lui colle à la peau, mais la représentation est éblouissante, exceptionnelle, ce n’est plus un humain mais un esprit qui virevolte sur scène et le public emporté par ce jeu endiablé et les acrobaties de l’acteur, ovationne la troupe. Le jeu a tellement été intense que le masque a littéralement éclaté. Les lanières qui le fixent au visage du comédien ont lâché et, un court instant, on a l’impression de voir apparaître le rictus noir du démon sur la face de Moretti. Le comédien sort de scène exténué par sa performance.
Il devra être remplacé par sa doublure lors de la représentation du lendemain.
Le masque abîmé sera abandonné et remplacé par une autre version pour les représentations suivantes. Amleto lui-même sent que quelque chose s’est produit, qu’il est allé trop loin, et que le prix à payer pourrait être plus lourd que prévu…
L’année suivante, Marcello Moretti quitte le Piccolo Teatro et abandonne le rôle. Il décédera en 1961. Amleto le suivra dans la tombe l’année suivante.
Ferrucio Soleri reprendra le rôle pendant plusieurs décennies et Giorgio Strehler changera la mise en scène de la pièce 11 fois durant sa carrière.
Le masque a disparu de la circulation pendant près de soixante ans, avant de réapparaître sur le Vieux Marché de Bruxelles et d’attirer mon regard. Depuis, sa présence m’obsède…
Ci-dessus: Marcello Moretti portant le masque d’Arlequin Chat créé par Amleto Sartori.
Petit détail qui peut paraître insignifiant:
Amleto Sartori (+ 18 février 1962) et Marcello Moretti (+18 janvier 1961) sont tous les deux décédés un 18. 18 = 6 + 6 + 6 (mais ça ne pourrait être qu’une coïncidence…)
Nous apprenons avec tristesse, la mort de Donato Sartori, fils d’Amleto et directeur du useo Internazionale della Maschera à Abano Terme. A peine un mois après que le masque fut retrouvé…
Il est certain qu’il avait participé en son temps à la création de ce masque avec son père.
26/02/16