Superstition

L’exposition s’intitulait « Ensorceler-Guérir ».

Je connaissais de vue le monsieur qui vint me saluer.

Il occupait une fonction d’échevin ou similaire dans la commune, et nous nous croisions de temps en temps dans des expositions. Nos rapports se bornaient toujours à des salutations polies.

Mais cette fois, le Surnatéum prêtait plus de la moitié des pièces exposées, ce qui me donnait une petite aura.

« Je ne savais pas que vous collectionniez les objets magiques», me dit-il avec une certaine admiration dans la voix. « Superbe collection… »

Nous entamâmes une discussion et il me précisa que lui aussi avait une passion : les objets et documents liés à la Guerre de Succession. Que ce soit du côté Nord ou Sud.

Il me demanda à brûle-pourpoint si j’étais superstitieux.

« On doit souvent vous poser la question. Mais, si c’est le cas, j’ai un objet dans ma collection qui devrait vous plaire, et dont je voudrais me séparer.»

Il ouvrit son portefeuille et me tendit un rectangle de papier usé. Il s’agissait d’un billet de banque confédéré daté de 1863 à Richmond (Virginie) Il avait bien vécu. L’objet était peu courant en Belgique, mais je ne lui trouvais rien de vraiment particulier.

« Je l’ai échangé, il y a des années, à un autre collectionneur, contre une peccadille. Lui aussi s’en méfiait, mais ne voulait pas le détruire. Il m’a raconté une étrange histoire à propos de ce billet, mais elle est impossible à prouver historiquement.

Le 2 avril 1865, Richmond, la capitale de la Virginie et donc des états du Sud,  tomba aux mains de l’Union. Et le 9 avril, le général Lee se rendait aux nordistes. Autrement dit, le Nord venait de gagner la guerre, même si des foyers de résistance continuaient à mener des actions violentes.

Cinq jours plus tard, le président Lincoln se rendit au théâtre Ford avec sa femme Mary Todd, pour assister à la pièce « Mon Cousin d’Amérique ». C’est dans sa loge réservée que John Wilkes Booth l’assassinera. C’était un acteur connu qui fréquentait occasionnellement le théâtre Ford. L’acteur, pro-sudiste, ne supportait pas l’idée de donner le droit de vote aux noirs, parmi d’autres griefs.

Avec d’autres conspirateurs, ils avaient décidé d’éliminer l’état-major nordiste. Lui-même s’occuperait personnellement du président. Homme avisé, il prépara sa fuite en louant un cheval aux étables de James W.Pumphrey. Il était coutumier du fait, mais ce jour-là sa monture habituelle n’était pas disponible. Pumphrey ne pouvait lui proposer qu’une jument assez peu docile. Elle avait un pelage clair et une étoile blanche sur le front.

Vers 21h30, il se rendit donc directement au théâtre et demanda à une de ses connaissances, Edmund Spangler, s’il pouvait tenir la jument qui risquait de casser son licou. Il n’en n’avait pas pour longtemps. Ce dernier acquiesçat mais, ayant d’autres tâches à accomplir, refila le canasson à John « Peanuts » Burroughs.

A l’intérieur, Booth, caché dans la double paroi de la loge présidentielle, sortit de l’ombre et tira un coup de feu dans la tête de Lincoln avec un petit pistolet Derringer cal.41. Puis, sortant un poignard, frappat le major Henri Rathbone qui se trouvait là.

Ensuite, il sauta sur la scène et dit « Sic Semper Tyrannis » (ainsi périssent toujours les tyrans – devise de la ville de Richmond et phrase attribuée à Brutus lorsqu’il assassina céasar.)

Il bouscula violemment l’acteur en place, et courut vers son cheval. Avant de filer, il lui lança d’un air moqueur,  un billet  de 5$ confederate qu’il avait en poche comme paiement de son travail, puis fila vers la Virginie.*

En route, le cheval se cabra, et Booth chuta et se blessa. Il remonta en selle et fut rejoint par David Herold, un autre conspirateur. Ils s’arrêtèrent un moment chez le docteur Samuel Mudd pour soigner John Booth. Puis ils reprirent la route.

Arrivé devant le Potomac, le fleuve qui sépare le Maryland de la Virginie, ils abattirent leurs chevaux et traversèrent.

Plus tard, ils furent rattrapés et Booth fut tué sur place.

Les autres conspirateurs n’avaient pu tuer leurs cibles, mais furent condamnés, et quatre sur les sept furent pendus.

Edmund Spangler fut le seul à être reconnu innocent, mais passa quand même quelques années en prison avec le docteur Mudd.

Le loueur de chevaux fut également innocenté mais finit ruiné quelques années plus tard.

Finalement, le billet que je vous ai montré est, d’après mon ami, celui qui fut donné à Peanut John.

La légende veut également que ce billet fut misé le 1 août 1876 sur une table de poker à Deadwood au Nutall & Mann’s saloon. Il fut perdu par Jack Mc Call et gagné par Wild Bill Hickok. Ruiné à la fin de la partie, Mc Call n’avait même plus de quoi se payer un repas. Beau joueur, Wild Bill lui rendit ce billet (qui en soi ne valait plus grand chose) pour qu’il ne meurt pas de faim.

Mc Call se sentit insulté par le geste, mais prit le billet. Le lendemain, il revint tirer une balle dans la tête d’Hickok. Il fut jugé, innocenté, puis re-jugé et condamné à être pendu. Le billet lui valut un verre de whisky en plus en prison avant d’être exécuté…

Bien entendu, la traçabilité du bille est indémontrable mais l’histoire est particulière.

Il semble aussi, que ce billet porte la poisse à à certains de ses détenteurs. Moi-même, j’ai divorcé peu de temps après l’avoir reçu, et je suis atteint d’un cancer. Ce qui me rend très superstitieux.

Si vous avez le courage de l’accepter, je vous l’offre. Le brûler ne servirait qu’à me coller définitivement la malédiction.

 

Je dois avouer que j’ai hésité avant de prendre l’objet. Notez que je n’ai jamais ressenti la moindre négativité émanant du billet.

Mais nous testons toujours les malédictions au Surnatéum.

Je donne le billet à un adversaire au poker,  puis il distribue deux mains et la plus haute gagne. Si mon adversaire remporte la partie, il garde le billet.

Mais il perd toujours et finit systématiquement par me rendre l’objet.

 

  • par un curieux hasard, le président Lincoln avait dans sa poche un billet confédéré strictement identique à un détail près: le sien datait de 1864 lorsque celui-ci porte 1863 comme date d’émission. C’était également le seul billet de banque dans les poches de Lincoln.

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20/07/19