Loteria

Mexique, Décembre 2019

Témoignage d’Arnaud Dandoy, membre du Surnatéum.

Je venais de passer deux semaines magnifiques au Mexique, à la découverte des principaux sites mayas et aztèques, et il était déjà temps pour moi de rentrer en Belgique. 

Il me restait quelques heures avant mon vol et je décidai d’en profiter pour visiter le collectif d’artistes engagés Lapiztola, subtil jeu de mots entre crayon (lapiz) et pistolet (pistola). Leurs gigantesques fresques murales qui ornent les murs de leur ville natale, Oaxaca, m’avaient fait forte impression et j’étais curieux de découvrir leur univers.

Tels des guérilleros urbains, ils dénoncent à travers leur art les principaux fléaux qui ravagent la société mexicaine contemporaine, de la guerre des cartels de la drogue à la destruction de l’environnement en passant par le problème des migrants. Pas étonnant qu’il me fallut plus d’une heure pour dénicher leur atelier, caché dans une petite rue discrète de cette splendide ville à l’architecture coloniale.

La jeune femme qui m’ouvrit la porte était habillée d’un t-shirt noir sur lequel était sérigraphié une calavera, ce crâne emblématique du Jour des morts et de la culture mexicaine plus généralement. Elle me servit une tasse de café épicé à la cannelle et me fit visiter l’atelier. Des caisses débordantes de t-shirts et de gravures étaient entreposées dans la petite pièce qui leur servait de magasin. Dans l’arrière-cour, un carrousel sérigraphique, qu’ils avaient baptisé la pulpa en raison de ces longs bras tentaculaires, projetait des ombres étranges sur le mur en pierre. La visite était passionnante, mais il était déjà temps pour moi de partir.

J’achetai à la hâte quelques t-shirts en souvenir de ma visite, me promettant de revenir aussitôt que possible à Oaxaca. La jeune femme héla un taxi pour moi dans la rue à l’intérieur duquel je m’engouffrai. À peine avions nous démarré que j’aperçus dans le miroir du rétroviseur une petite fille, suivie d’un chien sans poil, qui courait après le taxi. Pensant à un oubli de ma part, le chauffeur freina d’un coup sec et ouvrit la portière. La fillette jeta alors sur mes genoux une valise en bois et disparu avant même que je n’eusse le temps de réagir.

Intrigué, j’ouvris une première fois la boîte dans le taxi et me senti absorbé, presque hypnotisé, par les couleurs qui s’en dégageait. C’était en apparence une vieille boîte de peinture, mais le contenu était beaucoup plus hétéroclite. À côté des tubes de peinture, je reconnus des statuettes précolombiennes (aztèques ou mayas), une pierre noire (du même style que celles qu’achètent les touristes pour observer les éclipses), des fleurs séchées, un petit miroir, un paquet de cigarettes, des timbres, et quelques autres ustensiles dont l’usage m’échappait complètement…

Mais à qui pouvait donc bien appartenir cette boîte ? Et surtout pourquoi cette petite fille me l’avait remise ?

Le chauffeur me sortit de mes pensées, car nous étions arrivés à l’aéroport.

Belgique, avril-juin 2020

De retour en Belgique, j’ai passé un long moment à analyser le contenu de la mallette de peinture.

J’y trouvai, à côté de la boîte de médicaments (de l’Hermostyl, à base de sérum de lapin, était prescrit pour combattre l’anémie, la tuberculose et les hémorragies), une bague en argent et un rouge à lèvres en forme de cartouche, un modèle des années 1930 de la marque Revlon, un produit de luxe à l’époque. J’en déduisis facilement que le peintre à qui appartenait cette boîte était en réalité une peintre, qu’elle souffrait de problèmes de santé, ce qui ne l’empêchait nullement de fumer, à en croire le cendrier qui déborde. Elle n’en demeurait pas moins coquette, bien au contraire. En plus du rouge à lèvres carmin, la boite de peinture contient des rubans et des fleurs séchées qu’elle attachait peut-être dans ses cheveux quand elle peignait.

À l’intérieur de la boîte, une petite plaque dorée indiquant le nom de la marque « Lefranc » attira mon attention. J’ai fait des recherches. Cette petite entreprise familiale, devenue aujourd’hui leader des couleurs sur le marché français des Beaux-Arts, est à l’origine des tubes de peinture métallique au milieu du XIXème siècle – une véritable révolution pour les artistes à l’époque, qui pouvaient désormais peindre le monde extérieur. Le marchand de couleur a collaboré de près avec les plus grands peintres, tels que Matisse, Cézanne ou Picasso. La marque fusionnera avec son concurrent en 1965 pour devenir Lefranc-Bourgeois, ce qui confirma mon impression sur l’âge des objets et de sa propriétaire.

La boîte est assez jolie, en particulier la palette de peinture. Mais on en trouve de nombreuses pareilles au Vieux Marché de Bruxelles. Le contenu, en revanche, est beaucoup plus étrange…

Comme à l’accoutumée, dans ce genre de situations, je l’emmène au Surnatéum pour m’enquérir de l’avis du Conservateur. Il partage mon enthousiasme (ce qui est un très bon signe venant de Christian) et m’encourage à continuer mes recherches. Il est surtout sceptique quant à l’authenticité des statuettes précolombiennes. « Les objets funéraires sentent toujours la mort, et celle-ci ne sent rien… », me dit-il, après avoir humecté une des figurines avec sa salive et l’avoir porté à son nez pour la humer. Il me conseilla de contacter un de ses amis collectionneur, spécialiste en art précolombien, pour en avoir le cœur net.

Le rendez-vous fut pris le mardi 30 juin 2020. Je suis reçu par Francis C. et sa compagne dans leur appartement de Berchem-Sainte-Agathe, à quelques pas de l’hôpital où je suis né. Installé au fond du canapé, sous le regard inquiétant d’une momie inca qui ressemble à si méprendre à celle de Raskar Kapac, j’attendis le verdict du spécialiste, qui observait à la loupe les figurines de la boîte. Après un rapide coup d’œil, il me confirme l’authenticité des pièces. Je vais essayer de résumer l’essentiel de ce qu’il m’expliqua :

« La première est une figurine de fertilité en terre cuite, modelée à la main, probablement de la région de Colima, dans le sud-ouest du Mexique. Elle est en argile grise, avec un engobe rouge. On remarque des traces noires, ce sont des traces de manganèse, preuve que la statuette a été enterrée depuis des millénaires, probablement entre 500 av. J-C et 500 apr. J-C. On les retrouve dans les tombes à puits, mais également enterrées dans des champs afin d’en favoriser la fertilité », ce qui explique pourquoi elle ne sentait rien, pensais-je. « Les deux autres têtes en terre cuite sont mayas, donc entre 600 à 900 après J-C. Elles ne sont pas modelées mais moulées. On retrouve aussi quelques traces de manganèse. Les lèvres d’une statuette présentent des caractéristiques du jaguar, le plus puissant de tous les animaux d’Amérique, considéré par les mayas comme leurs compagnons dans le monde spirituel. Le jaguar incarne aussi la fécondité. Les dents de l’autre tête ont été limées pour marquer l’appartenance à une classe sociale supérieure. »

La boîte prenait tout à coup une autre valeur, à la fois symbolique et réelle. Marie, la femme de Christian, me dira la même chose : « on ressent la force et la douleur de l’artiste en regardant le contenu de la boîte ». La fécondité, la souffrance physique et psychique, la mort, la vie, le mystère, le sacré, tout, tout est dans cette boîte qui forme un ensemble puissant, une totalité indivisible. Une véritable boîte de magie…

La boîte semble avoir préservé le pouvoir d’un objet en particulier : l’obsidienne, qu’on appelle aussi « pierre du Mexique », a longtemps été utilisée pour confectionner des armes et des amulettes. Les Mexicains lui attribue également des vertus thérapeutiques. Elle favorise notamment l’alignement de la colonne vertébrale et la circulation du sang, ce qui explique probablement sa présence dans la boîte. On dit aussi de l’obsidienne qu’elle ouvre au monde invisible. Elle libère le plan mental pour écarter toutes les notions de confusion et laisser la pleine ouverture à l’intellectuel et au 3ème œil. Celle-ci semble d’ailleurs encore particulièrement chargée…

Et je n’étais pas au bout de mes surprises…

Derrière la palette de peinture, je trouvai une planche d’un jeu de loteria. Je le sus tout de suite parce que les images sont quasiment toutes identiques à celles qui figurent sur ce jeu de cartes offert par un ami qui suivait le même cours d’espagnol que moi. Je l’ai d’ailleurs rajouté dans la boîte. Notre professeur avait d’ailleurs eu l’excellente idée de nous faire jouer en classe à la loteria pour augmenter notre vocabulaire. C’est elle qui m’expliqua l’origine de ce jeu :

« C’est une sorte de bingo très populaire au Mexique. Ce sont les Espagnols qui nous l’ont apporté au milieu du 18ème siècle. Il fut d’abord joué principalement au sein des classes dominantes de la colonie. C’est devenu ensuite un passe-temps pour nos soldats pendant la guerre de l’indépendance. Ils le populariseront à leur retour dans les villes et les villages mexicains. L’iconographie a évoluée au fil des siècles, pour aboutir à la version que tu as sous les yeux, l’œuvre d’un entrepreneur français qui a fait fortune dans la boîte de conserve. C’est d’ailleurs pourquoi la première carte du jeu est un… coq ».

C’est encore une fois par hasard que je me rendis compte de la valeur de l’objet. En me baladant du côté du Vieux Marché de Bruxelles, je tombai par hasard sur une galerie d’art mexicain, Calaveras ! Le gérant de la galerie, Cédric V., est un graphiste belge qui a vécu plusieurs années au Mexique avant d’ouvrir son atelier en Belgique. Je profite d’un vernissage d’une exposition sur les paňos (des mouchoirs brodés par des détenus latinos) pour lui montrer la planche de loteria. Il est formel : il s’agit d’une authentique gravure de José Guadeloupe Posada, caricaturiste et graveur de génie mort à Mexico en 1913. Plus connu aujourd’hui pour ses têtes de morts souriantes, il a également illustré de nombreux chansonniers, contes pour enfants, livres de cuisine, mais également des manuels de prestidigitation, des instructions pour lire l’avenir ou pour attirer la chance. La frontière entre l’illusionnisme et la magie semblait très étroite pour lui. C’est d’ailleurs étonnant mais depuis que je suis en possession de la boîte, je ne perds plus aucune partie de loteria. Mais peut-être est-ce la boîte qui me possède ?

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21/11/21