L’espionne aux yeux d’émeraude

  • Première partie : Le Majestic

Vieux Marché de Bruxelles, l’Ornithorynque, août 2024

Nous devisions agréablement entre chineurs lorsqu’Eddy entra dans l’échoppe de Christophe, serrant précautionneusement une valisette en très mauvais état dans ses bras. Le simple fait de nous avoir frôlés avec le petit bagage, nous avait recouverts de poussière de cuir, mais on en a vu d’autres.

« Regardez ce que j’ai trouvé, dit-il avec son accent flamand, une valise avec une étiquette de la White Star, la compagnie maritime du Titanic. »

Effectivement, la valise était couverte d’étiquettes de voyage, elle avait sérieusement bourlingué.

« Et si elle n’a pas voyagé sur le Titanic, elle a traversé l’océan sur le Majestic ! »

Je fis remarquer à Eddy qu’il ne s’agissait pas de la White Star, mais de la Cunard White Star, une société qui avait existé à partir de 1934 et que le Majestic avait été un des fleurons de cette compagnie. Le bateau avait cessé de naviguer vers 1936. L’étiquette permettait donc de donner un âge approximatif au petit bagage. Surtout qu’elle se superposait aux autres et permettait de déduire que le voyageur avait cessé d’utiliser sa valoche entre 1934 et 1936.

D’autres placards usés indiquaient des lignes maritimes et ferroviaires ainsi que des hôtels de luxe d’Europe.

« Et la valise est en bon état, » ajouta-t-il avec un sourire.

Il posa l’objet sur le comptoir et immédiatement, la poignée se détacha du corps de la valise, elle était totalement pourrie. Avec un sourire gêné, il ouvrit la mallette. L’intérieur était heureusement fort sain, une étiquette et un petit poudrier compact de dame traînaient à l’intérieur. Le style rappelait également les années ‘30.

Le cuir de la partie supérieure du couvercle, fort abîmé et sec, avait été décousu, comme si on avait voulu découvrir une cachette à cet endroit. Malgré ses défauts, la valisette avait un certain charme et respirait l’aventure. Elle m’intéressait.

Comme André, un de nos camarades présents, est un restaurateur d’objets anciens de génie, je lui demandai si l’état était réparable. Il me répondit que ça demanderait pas mal de travail, mais n’était pas irréalisable.

Je négociais donc un prix – avec la bénédiction du propriétaire de l’Ornithorynque – et donnais la valisette au restaurateur.

Le Majestic fut un navire de luxe de taille supérieure au Titanic. Construit en Allemagne pour la Hamburg America Line (HAPAG) avant la Première Guerre Mondiale, il fut baptisé « Bismarck » (du chancelier Otto von Bismarck) en juin 1914. Et son baptême fut plutôt raté car Hanna von Bismarck, petite fille et marraine du paquebot, ne parvient pas à briser la bouteille de champagne sur la coque. Le kaiser Guillaume II sauve la face en relançant la bouteille. Toutefois, la tradition veut qu’un échec de ce genre soit considéré comme signe de malchance par les marins.

Curieusement, le Majestic ne naviguera jamais pour la compagnie maritime allemande. Quelques jours après la cérémonie, l‘archiduc François-Ferdinand d’Autriche est assassiné, la Première Guerre mondiale éclate.

En 1922, le bateau est cédé comme dommage de guerre à la White Star – le paquebot HMHS Britannic ayant été coulé par une mine sous-marine allemande dans la mer Egée.

Le Majestic devient alors le navire amiral de la White Star. Il est très allongé et élégant, et on lui donne assez rapidement le surnom de Magic Stick (baguette magique).

Certains, toutefois, laissent entendre que le bateau a la poisse. Plusieurs incendies se déclenchent régulièrement, probablement un vice de construction.

Quelques jours plus tard, le restaurateur me rend une valise en meilleur état qu’au départ, il a fait, comme à l’accoutumée, un très bon travail. La partie décousue du couvercle n’a pas été recousue mais recollée, ce qui est parfait.

Il est temps d’examiner la valise en détail.

Comme je l’ai expliqué auparavant, les étiquettes mentionnent le Majestic mais également le Bremen de la compagnie Norddeutscher Lloyd. On devine aussi des trains et surtout des hôtels de luxe et des palaces dans plusieurs villes d’Europe : Avenida palace de Lisbonne, le Victoria de Lausanne, l’Oriental Ritz de Madrid… Le voyageur devait apprécier le luxe et la première classe.

Certains noms sont barrés ou quasiment effacés, mais en examinant soigneusement certaines inscriptions, un nom apparaît.

Greta Lydia Oswald.

 

  • Seconde partie : La Mata Hari suisse

Née le 13 septembre 1906 dans une famille bourgeoise de Saint Gall, en Suisse, la jeune fille profite des avantages (et désavantages) de sa classe sociale jusqu’en 1923. Son père, Heinrich quitte sa famille, laissant cette dernière dans un embarras financier qui va obliger les quatre enfants et leur mère à vivre plus chichement.

Lydia trouve du travail chez un modiste de Zurich, mais très vite l’existence monotone de la Suisse l’ennuie. Elle rêve d’aventure et d’exotisme. Elle devient fille au pair à Marseille, puis secrétaire à Genève, mannequin à Alger, part à Barcelone avec un amant, essaye d’émigrer au Canada – mais se fait refouler -, part à San Francisco, Los Angeles, au Mexique puis revient à New York. Puis retourne en Europe vers 1933 ou 34.

Lydia parle l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol, n’a pas fait de hautes études mais possède une bonne culture générale et a de la conversation. Mais surtout, c’est une très jolie fille au cheveux châtains et aux yeux d’émeraude, qui n’a aucun mal à séduire les hommes et se faire entretenir.

Car Lydia aime les palaces, voyage en première classe par navire ou train. Elle veut vivre dans le luxe et y arrive, sans devoir trop travailler.

Elle fréquente à Genève la Société des Nations et voyage un peu avec ses amants du moment.

En mars 1934, elle croise un agent recruteur de l’Abwehr – le service de renseignement allemand – qui lui propose de devenir espionne et de récolter des confidences sur l’oreiller de diplomates et de militaires.

Pourquoi pas !

Après une courte formation de base, elle sera envoyée en mission.

– Greta Lydia Oswald est un peu mythomane et ses témoignages ne sont parfois pas à prendre à la lettre.

Elle part donc à Paris, puis Londres durant l’été et l’automne 1934, puis arrive à Brest en janvier 1935.

Brest est un port militaire français très important dans lequel commence la construction du futur cuirassé Richelieu. La ville attire donc les espions comme des mouches affamées.

Le Richelieu en 1939

Dans le train qui l’amène à Brest, elle rencontre (accidentellement?) l’enseigne de vaisseau René Guignard, âgé de 29 ans, qu’elle ne tarde pas à séduire. Elle s’installe ensuite dans l’hôtel de plus luxueux de la ville portuaire et se met à fréquenter le milieu de la marine militaire.

L’enseigne la présente à ses amis, dont le lieutenant de vaisseau Jean Forceville qui, fou amoureux, lui fait visiter son navire la Galissonière, un croiseur en construction, et d’autres navires comme le Diderot et l’Emile Bertin.

L’Emile Bertin et son équipage

L’espionne aux yeux d’émeraude joue les naïves et approche une catapulte et un lance-torpille.

En février 1935, Guignard appareille pour les Antilles et laisse sa « fiancée » dans les bras de Forceville, sans grand regret.

Avec son amant, ils s’adonnent au plaisir de l’opium qui délie plus facilement les langues.

A son insu, la jeune espionne est étroitement surveillée par la Sureté brestoise. Après tout, fraülein Oswald n’est pas vraiment discrète.

Le samedi 2 mars, alors que les amants vont prendre le train en première classe pour une destination inconnue de 2 semaines, les policiers les interceptent à la gare. Les valises de Lydia, couvertes d’étiquettes de navires, trains et hôtels, sont plutôt voyants.

Amenés au poste, ils fouillent consciencieusement les bagages, puis vont visiter leurs appartements respectifs.

On trouve un kilo d’opium chez le lieutenant et des documents compromettants chez Lydia.

Elle est mise momentanément à la prison civile du Bouguen, puis maritime de Pontaniou.

Une seconde fouille plus approfondie des lieux et possessions de l’espionne permet de trouver plus d’informations précises. Une lettre indique même « Merci pour les œufs de la poule d’Émile, mais il s’occupe des tuyaux « . De là comprendre qu’il s’agit du croiseur Emile Bertin, il n’y a qu’un pas à franchir.

Mais la jeune femme, jouant toujours les ingénues un peu fantasques, ne nie absolument pas son rôle d’espionne et avoue tout sans hésiter.

Qui plus est, le 10 mars elle recevra 5000 francs d’un « ami » de Zurich comme paiement de ses bons services de renseignement.

Un procès suit, dans lequel sont impliqués ses deux amants, et si ces deux derniers ne recevront qu’un blâme, Lydia, quant à elle, écopera de 9 mois de prison ferme (dont elle a déjà purgé une partie en préventive).

En décembre, enfin libérée, elle est reconduite sous bonne escorte à la frontière suisse, avec ordre de ne pas remettre les pieds en France. Toutes ses possessions, bagages, vêtements et argent lui ont été confisqués par les autorités françaises, elle se trouve fort dépourvue et repart à zéro.

Plus tard, rejoignant l’Allemagne, elle s’amourache d’un journaliste nazi, Hans Leuenberger et met ses convictions hitlériennes en avant. Elle travaille comme journaliste et vante son sacrifice de neuf mois de prison au service du Reich.

Elle publiera ses mémoires d’espionne et mythifie ses aventures. Ce qui est très à la mode à l’époque.

On note son passage en Turquie en 1936, où elle est arrêtée dans une zone militaire interdite ; on ne se refait pas. Puis, elle part en paquebot jusqu’au Japon.

Séparée de son dernier amant en 1950, elle finira par épouser un des directeur de la presse de Randolph Hearst et quittera notre monde en 1982.

Espionne amatrice mal entraînée, mais surtout demi-mondaine, heureusement qu’elle fut arrêtée en période de paix, car sinon c’était le peloton d’exécution, comme Mata Hari.

Les documents originaux du procès (mise en accusation etc) ont disparu à Brest pendant l’occupation allemande et les bombardements. L’état de la petite valise corrobore notre analyse. Comment cet objet s’est retrouvé sur le Vieux Marche de Bruxelles restera un mystère.

Note :

Nous tenons à citer nos sources venant essentiellement de Fabien LOSTEC « Une espionne nazie en rade de Brest. L’affaire Lydia Oswald », sur http://www.enenvor.fr/eeo_revue/numero_7/une_espionne_nazie_en_rade_de_brest_l_affaire_lydia_oswald.html

et de « une Mata Hari venue de Suisse https://www.sfhp.fr/dotclear/index.php?post/2019/03/12/LYDIA-OSWALD-une-Mata-Hari-venue-de-Suisse

Deux sites auxquels nous vous renvoyons.

Remerciements à Stéphane Damour pour son aide précieuse.

Comme d’habitude, les objets et documents appartiennent aux archives du Surnatéum.

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20/08/24