Les Sœurs Miroir

C’est à Gand, le 15 mars 1917 dans une famille bourgeoise plus qu’aisée que naquirent les sœurs Cassaves.

Alice et Célia, de vraies jumelles, développèrent assez rapidement un don étrange, une forme de communication non verbale, de télépathie qui les reliait quelle que fut la distance entre elles.

Lorsque l’une choisissait un jouet, l’autre s’amusait avec un objet identique; lorsque Célia se faisait mal, Alice pleurait; lorsqu’une des petites filles dessinait un motif quelconque sur une petite ardoise d’école, l’autre traçait le même, mais à l’envers. On leur donnait parfois le sobriquet de « Sœurs Miroir ».

Elles semblaient ne faire qu’une seule et même entité dans deux corps différents. Certains détails curieux étaient toutefois à noter : le jouet  préféré de Célia était le jeu des osselets, elle possédait d’ailleurs une très belle version en ivoire. La fillette était d’une adresse redoutable à ce jeu et utilisait la main droite.  Alice, quant à elle, jonglait avec la main gauche. Le set d’osselet était toujours gardé par la gagnante de la partie, jusqu’à ce qu’elles disputent une nouvelle manche. Quand elles sortaient, Célia glissait toujours ses osselets  dans un de ses gants ou dans une poche. Ce détail aura une importance pour la suite de l’histoire…

Ce phénomène de simultanéité attira comme un aimant de nombreux visiteurs férus d’occultisme, des pseudo-scientifiques pétris d’alchimie, des spirites convaincus ou tout simplement des esprits curieux trop souvent envahissants…

Au jour anniversaire de leurs 11 ans, les petites filles coururent essayer de nouveaux patins sur les canaux gelés de la ville. L’épaisseur de la glace était assez irrégulière. A un moment, Celia fit une chute assez sèche et la glace se fendit. En tombant, un des osselets s’échappa du gant, elle ne le remarqua pas. Elle se remit à patiner, mais Alice aperçut le jouet et glissa dans sa direction pour le ramasser. Au moment où elle se saisissait du jouet, la fragile pellicule de glace céda, entraînant Alice dans les profondeurs boueuses et glacées du canal. On ne retrouva jamais son corps.

Célia devint folle de chagrin et de remords, se sentant responsable de la disparition de sa sœur. Elle  décida de consacrer sa vie à tenter de communiquer à nouveau avec Alice au travers du mur infranchissable de la mort.

Vers l’âge de dix-huit ans, elle contacta des spirites, théosophes, nécromanciens et tout ce qui pouvait l’aider à dialoguer avec l’Autre Côté, mais sans succès.  Les gens qu’elle croisait n’étaient que des escrocs avides, des gourous stupides et des fous complètement délirants.

Quelques années plus tard, un oncle féru de traditions funéraires lui expliqua que ces rites de communication avec les esprits des défunts se retrouvaient dans la quasi-totalité des sociétés antiques et contemporaines. [Le chapitre XI de l’Odyssée d’Homère citait même la Nekuia. Ulysse rappelait les défunts du séjour des morts pour interroger le devin Tirésias.]

Ces rituels pouvaient toutefois s’avérer très dangereux, certains morts malfaisants jalousaient les vivants.

Pour rejoindre Alice au travers du Grand Vide, elle aurait à rassembler plusieurs objets provenant de divers endroits au monde. Au-delà de cette quête, elle devrait s’imprégner de la manière dont différents penseurs conçoivent la mort. Son voyage initiatique allait durer toute sa vie.

Il précisa également que si l’opération nécromantique réussissait,  elle ne devrait jamais tenter de retenir l’esprit dans ce monde. Les conséquences seraient désastreuses.

Et elle partit en chasse.

A Paris, elle acheta un jeu de cartes divinatoires de mademoiselle Lenormand, célèbre voyante de la révolution française. Le jeu lui servirait d’alphabet entre le vivant et l’esprit consulté. Elle battit les lames, les coupa, et lut le premier tirage en croix de cinq cartes: le cercueil, l’enfant, les chemins,  la lettre et la clé. Elle comprit que pour communiquer avec l’autre côté, elle devrait trouver sept objets dont une clé. Mais quelle clé ?

Elle en essaya des centaines, jusqu’au jour où elle mit la main sur la « bonne ». Elle pouvait commencer à ouvrir le passage… Une clé ne pouvait être utilisée qu’une seule fois pour communiquer avec l’Autre Côté.

Un ami féru d’alchimie lui offrit une broche en forme de cœur représentant le combat entre  un griffon et une chimère. La réalité face à l’illusion. Une subtile mise en garde pour celui ou celle qui s’aventure dans ces territoires crépusculaires où les esprits peuvent se montrer pervers et trompeurs. La forme de cœur montrait aussi que l’amour qu’elle éprouvait toujours pour sa sœur serait son meilleur guide.

Il fallut des années pour réunir les autres objets:

-Le petit guéridon en bois sur lequel se pose ce crâne en ivoire, miniature du 17ème siècle, est la représentation du lieu où le vivant affronte la camarde. Il permet de regarder la Mort en face, sans appréhension.

-Au Mali, où elle passa quelques années de son existence à étudier les rites funéraires Dogons et Bambaras, elle exhuma une pierre Kissi. Datant du XVIè siècle, elle est taillée à l’effigie d’un ancêtre fameux, parfois un sorcier ou un puissant guérisseur, et enterrée dans un champ. Celui qui la retrouve peut demander de l’aide à l’esprit du défunt.  Et pour chercher une âme précise, il doit faire appel à un guide de l’au-delà.

-Elle vécut ensuite quelques années au Népal et au Tibet, où elle explora les mystères du Bardö Tödol, et de la réincarnation. Initiée par un moine Bönpo, elle reçut une pièce de monnaie et divers autres objets qu’elle devrait utiliser avec d’extrêmes précautions.

-En Egypte, un prêtre copte versé dans l’étude du Livre des Morts, qui fut son guide dans les nécropoles royales, lui glissa dans ses bagages une curieuse langue de momie en or. Rarissime antiquité, certains pensent qu’elle permettait au défunt de parler dans le monde des morts. L’objet pouvait aussi servir d’obole et payer Charon pour un passage de retour.

Mais c’est moi qui lui prêtai le septième objet.

Une main de Cléopâtre, petit jouet qui permet de prendre des décisions de manière aléatoire en la faisant tourner. Il s’agit également d’un gant dans lequel un immatériel pourrait glisser sa main pour indiquer ses décisions ou ses choix.

Comme Célia était déjà assez âgée lorsque je la rencontrai, je lui offris cet objet à la condition qu’il me revienne lorsqu’elle ne l’utiliserait plus.

Un jour d’octobre 1993, je reçus un coffret qui contenait l’ensemble des trésors de la vieille dame et une lettre qui disait simplement: “Souviens-toi.” [Un détail m’a frappé: la première fois que Célia m’a montré les objets, il n’y avait que 4 osselets d’ivoire, un d’entre eux avait disparu avec Alice.. Mais la boîte en contenait désormais un cinquième, le jeu était à nouveau complet]

Elle avait contacté l’au-delà., et Alice lui avait répondu. Elle n’avait plus besoin des objets, mis à part la clé; et me renvoyait la boîte.

Elle m’avait un jour confié qu’il existait un second ensemble d’objets qui ne seraient utilisés qu’en cas de réussite du premier contact. Je soupçonnais alors, qu’elle rêvait de “ressusciter” sa sœur. Ou de la réincarner, quitte à créer un tulpa, un double d’elle-même.

Cette soirée commença comme à l’accoutumée, par le tintement aigrelet d’une clochette. Célia alluma une petite chandelle, tant que cette dernière restait allumée, elle pouvait tenter de contacter le monde des esprits. Puis, posant la clé sur sa paume, elle demanda à son guide invisible de rechercher Alice.

La clé se mit à bouger, signalant la venue de l’Intelligence invisible. Et ce soir-là, elle lui amena sa sœur.

Je ne puis savoir exactement ce qui se passa ensuite, mais je soupçonne qu’elle n’a pas voulu qu’Alice reparte, et serra la clé dans sa main, comme pour retenir sa jumelle…

Le lendemain, la bonne retrouva Célia, endormie à tout jamais, un sourire aux lèvres. Quand on desserra son poing crispé, la clé qu’elle tenait encore était tordue. Devant elle, une série d’objets tantriques étaient éparpillés… Ceux ramenés du Tibet.

Depuis, lorsque par de froides nuits brumeuses où les mondes des vivants et des défunts se rejoignent, j’évoque l’âme des sœurs Cassaves en me concentrant sur l’un ou l’autre des précieux souvenirs de Célia, il m’arrive d’avoir la sensation d’une présence. Elle se manifeste au travers de la main de Cléopâtre, des quelques osselets d’ivoire et des ardoises qui se trouvent dans la boite.

Un soir cependant, lorsque je demandai qui Célia avait rencontré de l’autre côté du miroir, un mot s’inscrivit à l’envers sur un des petits tableaux noirs:

ALICE.

 

 

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10/07/19