John Smith

Christian Chelman 2014

John Smith, un nom anglais plus commun n’existe pas…

Qu’il fut un navigateur, capitaine des colons de Jamestown (et sauvé d’une mort certaine par Pocahontas), un mathématicien anglais à l’Université d’Oxford ou un architecte écossais qui construisit le Pont Wellington ne nous intéresse que fort peu, car celui dont j’évoque le nom n’était, en 1862, qu’un gamin chanceux de la ville de Hanley dans le Staffordshire (Angleterre).

Chanceux d’être encore en vie à cet âge dans une région où la mortalité infantile était d’un sur quatre, et où l’espoir pour un enfant pauvre de sortir de sa condition était proche du zéro absolu… A cette époque, 4065 enfants de moins de 10 ans travaillent dur dans les fabriques de poteries locales ou ailleurs, et 593 d’entre eux ont 5 ans…

Son père et sa mère avaient ouvert une épicerie pour sortir de la misère crasse dans laquelle ils se trouvaient, et pouvaient offrir à leur garçon une éducation soignée à l’Etruria British School. Bon élève, le gamin s’ennuyait pourtant fermement.

Ce fut sur la place du Marché (Market Square) qu’il croisa la vieille dame. Il l’avait déjà vue auparavant, on la surnommait ‘Old Kate Sidh’ et venait de Cornouailles. C’était une ‘Wise Woman’ (une rebouteuse de village) qui avait la réputation de jeter des sorts et de retirer les envoûtements, de lire l’avenir, de retrouver les objets perdus et de guérir très efficacement les maux de dents et les verrues. Son visage était plissé, noir de crasse et elle donnait l’impression d’être âgée d’un million d’années. Pour l’instant, elle peinait lamentablement en traînant derrière elle un lourd sac de charbon. Elle devait le tirer depuis le quai de Longton où les pauvres ramassaient les débris d’anthracite qui jonchaient le wharf. Visiblement, la pauvresse allait s’écrouler d’épuisement si on ne l’aidait pas…

N’écoutant que son bon cœur, John – ce n’était d’ailleurs que son second prénom – se porta à son secours. Le sac devait bien peser 30 ou 40 livres, mais ça  ne découragea pas l’enfant qui le chargea sur ses épaules et le porta encore sur 1 mile avant de le déposer devant la maison de la grand-mère. Il n’en pouvait plus, était cassé en deux, mais jamais il ne l’aurait avoué. A cet âge, on a sa fierté…

Pour le remercier, la vieille dame l’invita à entrer et lui offrit une tasse de thé. La maison était minuscule, sombre et sentait le tabac de pipe froid. Elle vivait chichement en compagnie d’un matou borgne et pelé qui ronronnait tranquillement, vautré sur une petite table à côté du poêle.  John remarqua, à proximité du chat, un curieux jeu de cartes et demanda à sa nouvelle amie à quoi il servait. Il n’en n’avait jamais vu de pareil.

Elle lui répondit que pour gagner sa vie, elle tirait les cartes à l’aide d’un jeu de Mlle Lenormand, une célèbre diseuse de bonne aventure parisienne décédée quelques années auparavant. Curieux, le jeune John voulut savoir comment ça fonctionnait. Elle le fit asseoir, lui servit une tasse de thé et un biscuit un peu dur, puis prit son jeu. Elle le mélangea soigneusement et demanda à John de le couper.

Elle disposa ensuite les sept premières cartes de la coupe sur la table. Cinq d’entre elles formaient une croix et les deux autres étaient posées à part, à droite du tirage.

La première carte qu’elle retourna représentait une Ancre (35) ; signe que son futur était lié aux navires. La suivante confirma la chose, car la carte n°3 portait l’image d’un bateau. Ce n’était pas sur les docks que John travaillerait, mais en mer. La troisième carte (25) était l’anneau. Ce seraient des bateaux transportant de riches passagers, le futur marin côtoierait des gens fortunés. La quatrième carte montrait l’image d’un ciel de nuit, au centre duquel brillaient des étoiles. « Ton destin s’accomplira auprès d’une étoile blanche » ajouta-t-elle. La carte suivante numérotée 9, le Bouquet, représentait le succès d’une haute destinée.

La sixième carte, le Cœur (24), prédisait un mariage heureux.

Mais quand elle retourna la dernière carte, un cercueil (8) apparut. Old Kate eut une moue, et interpréta maladroitement la chose en disant que le succès le suivrait jusqu’à ses derniers instants. Mais John, maintenant inquiet, la pria de ne pas éluder la question.

La vieille dame lui demanda alors de glisser la carte du cercueil dans le reste du jeu, et de retirer les deux cartes contigües. Il s’agissait de la Clé (33) et des Poissons (35). « Je vais mourir noyé! » 

Le voyant paniqué, Old Kate lui dit qu’il était possible de contrer le mauvais sort. Elle prit quelques objets dans une petite boite : une Pierre Trouée, un Os Humain et une Clé. Elle les attacha à l’aide d’une cordelette et souffla sur les nœuds en prononçant : « Une Pierre pour les Fées pour éviter le Mal, un Os pour la Mort pour satisfaire sa Faim, une Clé pour ouvrir le Passage à la Chance et Fermer l’Accès au Malheur. »

Elle insista auprès du gamin pour qu’il garde toujours cette amulette sur lui ou à proximité, elle le protègerait des tempêtes.

A 13 ans, John quitte sa famille pour s’engager comme mousse sur un bateau. Le travail est dangereux et dur, mais rien ne le rebute. Il se fait apprécier autant par son ardeur au boulot que par sa gentillesse.

En 1869, il s’engage comme apprenti à bord du Senator Weber, un navire de la compagnie A. Gibson & Co de Liverpool. Il obtient son brevet de Capitaine en 1875.

11 ans plus tard, il entre au service de la White Star (Etoile Blanche) comme quatrième officier et va progressivement monter les échelons. Il sert, puis commande plusieurs navires de la compagnie : le Britannic, le Republic, le Celtic, le Coptic, l’Adriatic … A ce moment de sa carrière, on le surnomme « Roi des Tempêtes ». Quelques accidents parsèment sa carrière, mais rien de trop tragique.

Il se marie en 1897 et habite Southampton.

En 1902, son amabilité et son efficacité le font devenir Commodore de la Compagnie, leur plus prestigieux capitaine. Celui qui, seul maître après Dieu, commande les fleurons de la White Star. Le Baltic puis l’Adriatic et le … Titanic, lors de son seul voyage.

Edward John Smith est nommé Commandant des Millionnaires, c’est un homme calme et rassurant qui adore la bonne compagnie. Il devient également, le capitaine le mieux payé d’Angleterre.

Un peu crédule, comme tous les marins, il ne se sépare jamais de son amulette. Mais il ne la porte plus sur lui, il préfère la laisser dans une petite boîte dans sa cabine. Après tout, dans la bonne société, une superstition de ce genre pourrait passer pour de la naïveté, si pas pire…

 En septembre 1911, par inadvertance, il oublie la boite chez lui. C’est alors que l’Olympic, qu’il dirige, percute le Hawke, un navire de la Royal Navy. Son premier incident sérieux… Il ne fait pas le lien avec l’oubli.

Le Commodore Edward John Smith se sent vieillir et décide de prendre sa retraite, la traversée de l’Atlantique sur le Titanic sera le point d’orgue de sa carrière. Tout, pour ce voyage, doit être parfait. Plus question de prendre le risque d’être moqué…

Le 10 avril 1912, il laisse volontairement son amulette dans sa chambre. Il dit au revoir à sa femme et sa fille, et monte dans le taxi qui l’emmène au port pour le voyage inaugural du bateau géant.

Le 14 avril à 23h40, le navire heurte un iceberg et la suite est connue…

Un détail curieux est à prendre en considération. On dit que la clé qui ouvrait l’armoire aux jumelles de la vigie, permettant de repérer les icebergs de loin, avait été perdue, oubliée dans la poche d’un marin du nom de David Blair, qui avait quitté le navire avant son départ.

Cette clé a récemment été vendue aux enchères pour la modeste somme de 90000£…

J’ai récemment eu l’occasion de voir cette clé, elle est quasiment identique à celle attachée à l’amulette. Cette dernière aurait pu ouvrir l’armoire aux jumelles.

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25/02/14