Frank the Stone

Frank the Stone : enquête sur les origines italiennes du Docteur Victor Frankenstein

Par Arnaud Dandoy

Résumé

Depuis plus de deux siècles, l’origine du nom Frankenstein intrigue autant qu’elle divise. La théorie la plus répandue le rattache à un château allemand surplombant le Rhin, que Mary et Percy Shelley auraient aperçu lors de leur voyage en 1814. Une hypothèse séduisante, souvent reprise, mais jamais vérifiée.

Et s’il existait une autre piste ? Une piste italienne.

Dans cette conférence, je vous propose de remonter le fil d’une hypothèse inédite : celle qui relie le nom Frankenstein à celui de Francesco Vaccà Berlinghieri, célèbre chirurgien pisan du début du XIXe siècle, surnommé à l’époque Frank the Stone. L’idée peut sembler audacieuse. Elle a d’ailleurs été écartée pendant longtemps, notamment à cause d’un problème de chronologie : Mary Shelley ne visite Pise qu’en 1820, alors que le roman est rédigé en 1816 et publié en 1818.

Mais mes recherches — fondées sur deux années d’enquête, l’étude d’archives, de correspondances et de sources médicales — révèlent que les Shelley et les Vaccà étaient en réalité liés bien avant 1820. Ces connexions, jusqu’ici négligées, rouvrent la possibilité que Mary ait été exposée au surnom Frank the Stone avant même la publication de Frankenstein.

En croisant littérature, histoire des sciences et biographies, cette conférence propose un nouveau regard sur la genèse d’un mythe.

Une découverte personnelle inattendue

Je souhaiterais ouvrir cette réflexion par une expérience personnelle.

En avril 2023, à l’occasion de notre lune de miel, mon épouse et moi séjournions en Toscane. Un matin, à la recherche d’une activité dans les environs, je découvre — complètement par hasard — l’annonce d’un cours de cuisine toscane organisé dans une ancienne ferme, perchée sur une colline, dans un village alors inconnu pour moi : Montefoscoli. L’idée me séduit, je réserve sans trop y réfléchir.

À notre arrivée, nous sommes accueillis par Marcella. Accueillante, chaleureuse, elle insiste pour nous faire découvrir, avant même de commencer à cuisiner, ce qu’elle appelle le « joyau caché » du domaine. Nous la suivons à travers les arbres, jusqu’au fond du jardin. Là, au milieu de la végétation, se dresse un petit temple en terre cuite rouge, construit il y a deux siècles.

Marcella nous explique qu’il fut édifié par son ancêtre, Andrea Vaccà Berlinghieri, éminent professeur de médecine à l’université de Pise, reconnu pour avoir profondément transformé l’enseignement de la chirurgie au tournant du XIXe siècle. Ce temple fut élevé en hommage à son propre père, Francesco Berlinghieri (1732–1812), lui aussi chirurgien réputé.

Et puis Marcella ajoute, presque en passant, une remarque anodine : « Ce temple a été visité par de célèbres poètes anglais… Mary et Percy Shelley. »

Je me suis figé. Elle ignorait que cela faisait près d’un an que je menais des recherches sur Mary Shelley, son œuvre, et son séjour en Italie. Et voilà qu’un matin, au cours d’un voyage personnel, je me retrouvais — par une coïncidence inattendue — dans un lieu qu’elle et Percy avaient visité.

Je marchais, littéralement, dans leurs pas. Près de deux siècles plus tard.

Le mythe s’invite dans la réalité

Malheureusement, lors de cette première visite, le temple était fermé. Nous avons donc décidé — au grand bonheur de mon épouse, qui imaginait probablement sa lune de miel autrement — d’y retourner deux jours plus tard.

Après avoir enfin pu découvrir le temple, Marcella nous a proposé de visiter la résidence de campagne de la famille Vaccà, celle-là même d’où je vous parle aujourd’hui. Le rez-de-chaussée abrite un petit musée rural, consacré à la civilisation paysanne toscane — un lieu modeste mais riche d’objets et de récits.

Mais c’est à l’étage que l’atmosphère a changé.

Les descendants des Berlinghieri y ont ouvert plusieurs pièces restaurées, meublées avec goût selon les standards de l’époque, abritant une bibliothèque précieuse, et surtout, une collection remarquable d’instruments chirurgicaux. Certains de ces outils ont été fabriqués par Francesco Vaccà Berlinghieri lui-même, parfois même en collaboration avec son fils Andrea.

A u cours de la visite, un ami de Sofia — metteur en scène de profession — nous a rejoints. La conversation a rapidement dévié vers Frankenstein, le roman de Mary Shelley. Selon lui, le nom du docteur Victor Frankenstein pourrait être directement lié à celui de Francesco Vaccà Berlinghieri. À son époque, Francesco était surnommé Frank the Stone — Francesco La Pietra.

Un surnom qui n’avait rien d’anecdotique : il aurait mené des recherches approfondies sur les calculs rénaux, kidney stones en anglais, ces concrétions minérales formées dans les reins. Autrement dit, la “pierre” au sens médical le plus littéral. Et en allemand, Stein, c’est justement “pierre”.

Le lien proposé était donc le suivant : Frank the StoneFrankenstein.

Sur le moment, cela m’a amusé. Et puis cette idée étrange m’a traversé : peut-être avais-je devant moi les instruments chirurgicaux du docteur Frankenstein. Le mythe, soudain, s’invitait dans la réalité.

Une intuition, et des preuves à chercher

Cette hypothèse d’un lien entre Frank the Stone et Frankenstein n’avait, jusqu’à présent, jamais retenu l’attention des chercheurs. Et pour une raison simple : Mary Shelley ne visite Pise qu’en janvier 1820. Or, elle rédige Frankenstein entre 1816 et 1817, et le roman paraît en 1818. Presque quatre ans avant son passage documenté en Toscane.

Je n’ai pourtant pas abandonné cette piste. J’ai poursuivi mes recherches, multipliant les lectures, explorant les archives, les bases de données, les revues spécialisées. Jusqu’au jour où, de lien en lien, je tombe sur un article universitaire intitulé : La controverse sur l’électricité animale dans l’Italie du XVIIIe siècle : Galvani, Volta et… d’autres.

Dans cette section « autres », deux noms attirent immédiatement mon attention : Francesco et Leopoldo Vaccà. Le père et le fils.

En creusant davantage, je découvre deux articles scientifiques rédigés par Leopoldo Vaccà, datés de 1792 et 1793. Dans ces textes, adressés à ses collègues parisiens, il détaille les résultats de ses expériences galvaniques, menées à Pise, près de vingt-cinq ans avant la rédaction de Frankenstein.

Leopoldo y défend une position singulière. Selon lui, les contractions musculaires observées chez les animaux morts — ces fameuses secousses évoquées dans les débats galvanistes — ne sont pas dues à une simple électricité. Il avance une autre explication : l’existence d’un fluide nerveux. Une énergie vitale, diffuse, circulant des nerfs jusqu’aux muscles. Non pas un simple courant mécanique, mais une force plus mystérieuse. Une étincelle de vie.

Immédiatement, l’image du docteur Victor Frankenstein s’impose à moi. Sa quête n’est pas celle d’un technicien. Il ne branche pas de câbles, n’installe pas de générateurs. Il cherche autre chose. Cette étincelle. Ce souffle. Ce principe vital capable de réanimer ce qui est mort.

Le lien entre Frankenstein et les Vaccà n’était plus un simple jeu de sonorités. Il prenait corps, dans les textes, dans les idées, dans une continuité intellectuelle.

Alors, s’agit-il d’un hasard ? Ou bien d’une source d’inspiration encore jamais explorée du roman de Mary Shelley ?

Une coïncidence… ou un point de départ ?

Cette hypothèse ne cherche pas à balayer celles qui existent déjà sur l’origine de ce nom étrange, presque inquiétant: Frankenstein. Elle vient simplement s’ajouter aux nombreuses pistes avancées depuis plus d’un demi-siècle, dans le sillage des études sur la genèse du roman.

Plusieurs hypothèses ont été formulées. L’une des plus anciennes est celle du critique Walter E. Peck, qui propose une filiation littéraire. Selon lui, Mary Shelley aurait été influencée par les Romantic Tales de Matthew G. Lewis, dans lesquelles figurent deux personnages aux noms évocateurs : Frankheim et Falkenstein. Des noms germaniques, à la sonorité proche. Une piste plausible.

Une autre, plus originale, a été proposée en 1947 par Samuel Rosenberg, dans une lettre publiée dans Life Magazine. Il avance une hypothèse combinatoire : Franklin + Wolfstein. D’un côté, Benjamin Franklin, l’homme du paratonnerre, figure des Lumières et de l’électricité, que Percy Shelley qualifiait lui-même de “Prométhée moderne”. De l’autre, Wolfstein, personnage principal de St. Irvyne, un roman gothique écrit par Percy à l’âge de dix-huit ans. Un héros romantique, obsédé par l’immortalité.

Et puis, bien sûr, il y a l’hypothèse la plus célèbre. Celle que l’on retrouve dans la quasi-totalité des ouvrages consacrés à Frankenstein. Celle du château Frankenstein, près de Darmstadt. Il est avéré que Mary et Percy Shelley ont voyagé sur le Rhin en 1814, et que ce château est visible depuis le fleuve. On a donc supposé qu’elle l’aurait aperçu, noté le nom, et s’en serait inspirée plus tard.

C’est une hypothèse séduisante. Elle s’inscrit dans un récit romanesque : celui d’un lieu réel, chargé d’histoire, où un certain Konrad Dippel — alchimiste et médecin du XVIIIe siècle — aurait mené des expériences macabres. Dippel croyait pouvoir redonner vie aux morts en leur injectant un mélange à base de sang et d’os broyés. Il utilisait des restes humains, parfois même des fragments animaux. Accusé de profanation, chassé de Strasbourg, il continue ses recherches dans l’ombre, persuadé de pouvoir vaincre la mort.

Et dans le roman de Mary Shelley, Victor Frankenstein utilise lui aussi des os d’animaux pour assembler sa créature. Une résonance troublante.

Oui, c’est une belle hypothèse. Facile à raconter. Spectaculaire. Presque cinématographique. Mais à mes yeux, elle ne tient pas.

D’abord, le château n’était pas connu à l’époque. Ensuite, il n’apparaît nulle part dans les carnets de voyage de Mary ou de Percy. Pas une seule mention.

Et si la réponse n’était pas là ? Et si elle n’était pas au bord du Rhin… mais ici ? En Toscane ? Dans un petit village oublié, qui s’appelle Montefoscoli ?

Un lien bien réel : le médecin des Shelley

J’ai donc poursuivi mes recherches. Mon premier réflexe, après cette visite à Montefoscoli, a été de m’interroger sur les liens éventuels entre la famille Vaccà et les Shelley. C’est là que j’ai eu ma première véritable surprise. En relisant les journaux de Mary Shelley ainsi que plusieurs biographies, j’ai découvert qu’Andrea Vaccà Berlinghieri — l’homme à l’origine du temple de Minerva Medica — n’était pas seulement un chirurgien toscan renommé. Il était aussi, de manière attestée, le médecin personnel de Percy et Mary lors de leur séjour à Pise.

Son nom revient à plusieurs reprises dans leur correspondance. Certains reprochent même à Percy de ne pas avoir fait appel à lui plus tôt, préférant s’en remettre à des praticiens britanniques de passage. Pourtant, Vaccà se trouvait littéralement sous ses fenêtres — et il était considéré, à l’époque, comme l’un des meilleurs chirurgiens d’Europe.

Parfaitement anglophone, Vaccà prend le temps d’écouter Percy, d’interroger ses symptômes, d’établir un diagnostic. Pas de traitement spectaculaire : seulement du repos, un peu d’exercice, une vie plus apaisée. Il lui recommande également des bains thermaux pour soulager ses douleurs.1

Percy s’en remet à ses conseils avec confiance. Il écrit à Claire Clairmont, la demi-sœur de Mary : « Ma santé générale s’améliore nettement, et il ne fait désormais aucun doute qu’il s’agit d’une maladie des reins, qui, bien qu’elle rende parfois la vie insupportable, n’a, Vaccà m’en assure, aucune tendance à mettre ma vie en danger. » La réalité, toutefois, est plus inquiétante. Percy souffre visiblement de coliques néphrétiques à répétition. Il achète un cheval, comme recommandé, pour se maintenir en activité. Mais en 1821, une nouvelle crise violente le terrasse. Il retourne consulter Vaccà en urgence, à Pise. La douleur finit par s’atténuer, jusqu’à la suivante.

Vaccà soigne aussi Claire Clairmont. À son sujet, il pose un diagnostic que la jeune femme juge absurde : « Vaccà dit que je suis scrofuleuse, et moi je dis qu’il est ridicule. »2 Mais l’année suivante, elle suit un traitement contre la tuberculose à Florence. Il avait donc vu juste.

Andrea Vaccà ne se distingue pas seulement par ses compétences médicales. Il est une figure intellectuelle centrale de Pise, à la fois respecté et admiré. Certains le comparent à un Hippocrate moderne. Tous les jours, il consacre plusieurs heures à soigner gratuitement les plus démunis de la ville. Mary Shelley elle-même le décrit comme « simpàtico », et souligne qu’il est « un grand républicain, et nullement chrétien ».3

Avec son épouse Sofia — surnommée la bella Vaccà — il forme un couple très influent dans les cercles littéraires et universitaires pisans. Sofia tient un salon réputé où se croisent membres de la cour ducale, professeurs, traducteurs, écrivains. Bref, Andrea Vaccà n’était pas un simple soignant. Il faisait partie du cercle proche des Shelley. Médecin, confident, et passeport vers l’élite intellectuelle de la ville.

Une autre découverte bouleversante : la mort de Percy, et la présence de Vaccà

Dans le cadre de mes recherches, j’ai fait une découverte inattendue. Un moment documenté, peu connu, où réapparaît de manière discrète, mais indéniable, la figure d’Andrea Vaccà Berlinghieri.

La fin tragique de Percy Bysshe Shelley est bien connue. Le 8 juillet 1822, son bateau fait naufrage au large de Livourne, en pleine tempête. Il faut dix jours pour que son corps soit rejeté par la mer, à plusieurs kilomètres au nord de Viareggio. Le cadavre est méconnaissable. Le visage, les mains, la tête ont été rongés par le sel, le courant, les poissons. Il ne reste aucun trait distinctif.

Les lois sanitaires de l’époque imposent une désinfection immédiate. Le corps est recouvert de chaux vive, puis inhumé temporairement. Le temps nécessaire pour construire un four crématoire transportable jusqu’au rivage. Un mois plus tard, le 16 août, l’un de ses amis les plus proches, le capitaine John Edward Trelawny, revient sur place, accompagné de Lord Byron. Ensemble, ils procèdent à la crémation, directement sur la plage. Du vin, du miel, de l’encens sont jetés dans le brasier. Des gestes presque rituels, qui tentent d’introduire une part de solennité dans une scène profondément choquante.

Et c’est alors qu’un événement étrange survient. Au cœur des flammes, le torse s’ouvre, laissant apparaître un organe intact : le cœur de Percy Shelley. Il refuse de brûler. Trelawny l’extrait. Il observe un liquide huileux qui en suinte encore. La chaleur du feu ne semble pas l’avoir affecté. Certains chercheurs ont suggéré qu’il souffrait d’une forme de calcification du cœur, ce qui expliquerait sa résistance inhabituelle aux flammes. Ce cœur, resté intact, est rapidement devenu une relique romantique — une image puissante, presque mythologique : un cœur de pierre.

Trelawny rapporte l’organe à Pise. Il rend visite à Mary Shelley, pour lui remettre ce qu’il reste de son mari. Dans le salon, il trouve deux personnes : Leigh Hunt… et Andrea Vaccà.

Voici ce qu’il écrit : « Ayant terminé la crémation de Shelley et de Williams, j’ai regagné Pise. En entrant dans le salon de Mme Shelley, j’y ai trouvé Vaccà, professeur d’anatomie, ainsi que Leigh Hunt. Je leur ai montré le cœur, et aussi quelques fragments de son crâne. Vaccà a observé les os, et noté que le crâne était très fin. »4

Vaccà, encore lui. Présent dans ce moment d’une rare intimité, empreint de douleur. Il n’était donc pas un simple médecin consulté à l’occasion. Il appartenait au cercle le plus proche des Shelley, jusque dans leurs moments les plus éprouvants.

Faut-il pour autant conclure que Mary Shelley s’est inspirée de « Frank the Stone » pour créer Victor Frankenstein ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Mais ces liens, cette proximité, ces récits partagés — parfois au bord du silence — méritent, me semble-t-il, d’être reconsidérés.

Une hypothèse fragile… et un faux espoir

La difficulté reste la même : celle de la temporalité. Mary Shelley n’est arrivée en Toscane qu’en janvier 1820. Sa rencontre avec Andrea Vaccà eut lieu plus tard encore, à Pise. Or, Frankenstein avait déjà été publié depuis plus de deux ans. Il manquait donc un maillon. Une articulation capable de relier les Shelley à cette hypothèse, trop tardive en apparence, du surnom Frank the Stone.

Et puis un détail a retenu mon attention. En examinant une photographie prise lors de ma visite au temple de Minerva Medica, à Montefoscoli, j’ai remarqué une inscription gravée sur le linteau : MDCCCXXIII. 1823. L’année de son inauguration.

Il apparait qu’Andrea Vaccà avait convié les Shelleys à l’inauguration du temple, alors que la construction touchait à son terme.5 Ce geste n’était pas anodin : il exprimait la volonté d’associer l’auteure de Frankenstein à un monument qui incarnait à la fois l’hommage à la science, à la médecine, et à la mémoire familiale.

Mais en 1823, les Shelley ne sont plus en Italie. Percy s’est noyé en juillet 1822. Mary est rentrée à Londres, dévastée. Claire Clairmont, quant à elle, est partie vivre à Vienne.

Alors une question s’est imposée : qui était présent ce jour-là, autour du temple ? Qui a assisté à cette cérémonie ? Qui a pu entendre ce surnom inhabituel — Frank the Stone — et le transmettre plus loin ?

Un nom revient dans la mémoire familiale : celui de John William Polidori. Le médecin de Lord Byron. Celui qui, durant l’été 1816, dans la célèbre Villa Diodati, écrit Le Vampyre, pendant que Mary Shelley rêve de son monstre.

L’idée m’a traversé : et si c’était lui, le chaînon manquant ? S’il avait été présent à Montefoscoli en 1823, il aurait pu entendre le surnom. Il aurait pu le rapporter à Mary. Il aurait pu être ce passeur discret, ce vecteur entre deux univers.

L’hypothèse me paraissait crédible. Presque trop belle.

Mais elle s’est effondrée sur un fait vérifiable : Polidori est mort en 1821. Deux ans trop tôt. Il n’a donc jamais pu assister à l’inauguration du temple, ni même poser le pied à Montefoscoli.

L’édifice de mon raisonnement vacillait.

Reste cette question en suspens : pourquoi son nom figure-t-il dans les récits transmis par les descendants d’Andréa Vaccà ? Pourquoi le situer précisément à Montefoscoli, en 1823 ?

S’agit-il d’une erreur de mémoire ? D’une confusion ? Ou au contraire, d’un indice que nous n’avons pas encore su interpréter ?

Le vrai chaînon manquant ? Le père Polidori

Alors que l’ensemble des hypothèses que j’avais explorées jusque-là semblaient s’effondrer les unes après les autres, j’ai choisi de reprendre le fil — non pas celui des récits légendaires, mais celui de l’enquête. J’ai repris les outils du chercheur : croisement des sources, relecture minutieuse des lettres, des journaux, exploration des zones d’ombre. Et un nouveau nom est apparu. Discret, mais familier : celui de Gaetano Polidori, père de John William Polidori.

Initialement destiné à une carrière juridique, Gaetano avait été formé à l’Université de Pise. Pourtant, c’est vers la littérature qu’il se tourne, en devenant, en 1785, le secrétaire personnel de Vittorio Alfieri, figure majeure du théâtre italien du XVIIIe siècle. En 1789, il fait escale à Paris. Et c’est là qu’un détail attire mon attention : Gaetano séjourne chez les frères Andrea et Leopoldo Vaccà, alors installés dans la capitale pour y étudier la chirurgie.

Quelle était la nature exacte de ce lien ? À mesure que je recoupe les éléments, l’hypothèse se précise : Gaetano et Andrea étaient vraisemblablement camarades d’études à Pise. Mais au-delà de cette proximité académique, tout porte à croire qu’ils partageaient une véritable affinité intellectuelle. Une amitié nourrie par des idéaux humanistes communs, un intérêt partagé pour les sciences et les lettres, et une sensibilité aux bouleversements politiques et culturels qui marquaient la fin du siècle. En ce sens, Andrea et Gaetano apparaissent comme des frères de pensée.

Ce lien éclaire d’un jour nouveau les choix de Gaetano, lorsqu’en 1816, son fils John William quitte Genève pour se rendre en Italie. Il ne lui dit pas simplement d’aller rencontrer un médecin réputé. Il lui dit : « Va voir Andrea Vaccà. Il t’accueillera comme un fils. »6 Non pas comme un patient, ni comme un étranger. Comme un proche, un protégé. Un refuge. Un relais.

Et c’est exactement ce que John fait. Il ne passe ni par Florence ni par Rome. Il se rend directement à Pise, chez Vaccà. Ce déplacement ne relève pas d’un simple détour touristique ou d’une visite de courtoisie. C’est une étape décisive. Un moment charnière. Car Andrea Vaccà devient pour lui bien plus qu’un hôte : un mentor, un guide. Une figure d’autorité scientifique, morale, intellectuelle, qui qui incarne cette médecine moderne, expérimentale, ouverte aux controverses intellectuelles de son temps. Un homme dont on recueille la parole avec attention.

Lettre de John William Polidori à Lord Byron :

« Mon séjour ici est peut-être le plus précieux que j’ai jusqu’à présent passé dans l’étude de ma profession – Vacca, le premier chirurgien d’Italie, sans aucun doute un ancien camarade d’école de mon père, m’a accueilli comme un fils et un vieil ami – c’est un homme avec tout le feu de sa nation et le jugement d’un nordique, sachant exactement les limites entre l’utilisation de ces deux facultés et avec peu, voire aucun préjugé, non seulement en matière de religion, etc., mais ce qui est plus difficile dans sa profession – Je me croyais très libre de tout préjugé médical, mais par son enseignement, par sa démonstration de combien est considéré comme un fait en médecine ce qui n’est souvent qu’une induction hâtive, mon présomption a beaucoup diminué et je me suis remis à étudier ce que je pensais savoir. Je partage mon temps entre l’hôpital, la lecture de médecine et de littérature italienne jusqu’à 4 heures, quand je dîne avec lui, puis j’accompagne sa femme au théâtre – de sorte que de 7 heures du matin, quand je vais à l’hôpital, à 11 heures, quand je rentre chez moi, je suis toujours occupé, car la conversation de Vacca est peut-être plus utile pour moi qu’un livre. »7

 

La genèse du roman Frankenstein et la fameuse conversation de Genève sur le principe de la vie ?

Dans la préface de la première édition de Frankenstein, publiée en 1818, Mary Shelley écrit : « Les circonstances sur lesquelles repose mon histoire ont été suggérées au cours d’une conversation informelle. » Mais de quelle conversation s’agissait-il exactement ? Officiellement, les biographies mentionnent les échanges entre Byron et Percy Shelley, lors de l’été 1816 à la Villa Diodati. Pourtant, rien ne prouve que ce soit à cette scène précise que l’auteur de la préface fait allusion.

Un autre témoignage ouvre une piste alternative. Le 15 juin 1816, John William Polidori note dans son journal qu’il a passé la soirée avec Percy. Ils discutent longuement de philosophie. Une question centrale les anime : l’homme est-il un simple instrument ? Mary assiste à cette conversation, silencieuse. Mais peut-être est-ce justement là, dans ce moment d’écoute attentive, que germe l’idée du roman. La question du principe vital, du rapport entre corps et conscience, entre matière et étincelle de vie, s’invite au cœur de cette scène fondatrice.

On l’oublie souvent, mais Polidori est alors le seul véritable scientifique présent à Diodati. S’il a brièvement envisagé la prêtrise, c’est la médecine que son père lui impose. Il s’y plie. Étudie l’anatomie, la chirurgie, la chimie, la pharmacie. Comme de nombreux médecins de son époque, confronté à la pénurie de cadavres, il en vient à piller des tombes et à pratiquer la dissection clandestine. Ce savoir scientifique, couplé à une sensibilité littéraire, fait de lui un passeur singulier.

Dans ce contexte, Polidori apparaît comme une figure-clé : celle de l’intermédiaire culturel et scientifique. À travers lui, la pensée médicale italienne, notamment les théories sur le fluide nerveux défendues par les Vaccà, peut avoir infiltré l’imaginaire littéraire de Mary Shelley. Le lien entre la rationalité médicale et la fiction du retour à la vie devient tangible. Les thématiques du double, du fluide vital, de la réanimation, circulent entre Frankenstein et The Vampyre.

Alors… et si ce n’était ni Byron, ni Percy, mais Polidori qui avait discrètement soufflé à Mary Shelley l’étincelle première de son roman ? Et ce nom, surtout : Frankenstein. Non pas une trouvaille hasardeuse. Ni un simple toponyme. Mais un nom codé. Un clin d’œil. Un hommage discret. Un hommage à celui qui soigna Percy, dont les instruments chirurgicaux sont encore visibles aujourd’hui à Montefoscoli. Et si Frankenstein était, au fond, aussi une histoire italienne ?

1 Holmes, R. (2005), Shelley: The Pursuit, Harper Perennial, p. 577-578

2 MacDonald, D.L. (1991), Poor Polidori, University of Toronto Press, p. 132

3 Holmes, R. (2005), Shelley: The Pursuit, Harper Perennial, p. 577-558

4 Letters of Edward John Trelawny, edited with a brief introduction and notes by H. Buxton Forman, C. B. (1910), Oxford university press, p. 262

5 Del Vivo, C. Et Panattoni, R. (2009) Andrea Vaccà e Ridolfo Castinelli: la costruzione del tempio di minerva a montefoscoli, Edizioni Ets, p. 33

6 Gaetano Polidori, ms letter to John William Polidori, 30 September 1816, Angeli-Dennis box 31, file 6 (tr W.M. Rossetti)

7 Polidori, J. W. (1911) The Diary, ed. W. M. Rossetti, pp. 205-206, cité dans MacDonald, D.L. (1991), Poor Polidori, Edition of Toronto Press, p. 132

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18/06/25