Chvoua

Mardi 14 Octobre 1941, Prague.

L’ombre se faufila le long de la façade Est de la synagogue Altneu. Au début du XVIIème siècle, le rabbin Loëw avait fait supprimer l’escalier qui menait aux combles, il fallait donc placer une échelle pour atteindre le grenier.

Mikhaèl Pernath grimpa jusqu’à l’accès, prit la clé suspendue à son cou, et ouvrit la porte. Ces exercices n’étaient plus de son âge, et il avait le souffle court, mais il devait impérativement atteindre la Gnizah, le cimetière des anciens documents hébreux emprunts de sainteté, que l’on ne pouvait en aucun cas détruire. Il entra sous la soupente, et descella une pierre du mur. Puis il plongea sa main dans l’orifice et s’empara d’un petit objet qu’il glissa dans sa poche. Il quitta ensuite le grenier et referma soigneusement la porte.

 

Les nazis anéantissaient systématiquement toutes les synagogues de Tchécoslovaquie, et Mikhaèl ne pouvait se permettre de laisser certains objets tomber aux mains des SS. Il prononça ensuite une courte bénédiction qui devrait protéger le lieu. Mais cela suffirait-il ?

Deux jours plus tard, les nazis l’embarquent avec 1000 autres personnes, pour le ghetto de Lodz.

Vers la fin du mois d’août 1944, il est envoyé à Auschwitz.

 

C’est là qu’il croise son voisin de lit et de malheur.

Ce dernier se prénomme Alter. Tailleur, rabbin et veuf, d’origine polonaise mais habitant Bruxelles, il avait tenté de rejoindre la Zone Libre pour échapper aux persécutions. Mais il ne s’attendait pas à être trahi par des français dans une zone inoccupée par la Wehrmacht. Arrêté à Montpellier lors des rafles de l’été, il est déporté au camp de Drancy, il fut ensuite transféré à Auschwitz par le convoi n° 31, le 9 septembre 1942. Il se trouve donc au camp avant Mikhaèl.

Dans leur adversité, les deux hommes finissent par se lier d’amitié.

Veuf, Alter lui avoue avoir caché son jeune fils dans une famille catholique de Bruxelles, pour le protéger de la déportation. Il garde précieusement la photo de feue sa femme et de son fils dans le compartiment secret d’une boite en fer blanc.

Quand ils en ont le temps, les deux hommes jouent aux échecs et discutent légendes de Prague et Kabbalah. Mikhaèl semble très versé dans les arcanes du Talmud, de la Kabbale et du Sefer ha Yetzirah (livre de la formation). Après tout, comme Alter, il est également rabbin.

Un jour, que tous les prisonniers du camp sont rassemblés à l’extérieur, un Obersturmbannführer-ss passe dans le camp. « Dybbuk ! Démon ! Rouah-Hara ! chuchote Mikhaèl à Alter. C’est ‘Amalek, l’ennemi du peuple juif, puisse son nom d’Adolf Eichmann être effacé pour l’éternité, Ima’h Chemo

Le temps passe et la santé des deux hommes se détériore.  Des rumeurs véhiculent l’idée que l’Armée Rouge approche du camp, et les nazis sont de plus en plus nerveux.

Les deux hommes se font un serment réciproque, une Chvoua.

Si Alter meurt en premier lieu, Mikhaèl tâchera de retrouver son fils pour lui raconter la fin tragique de son père. Pour ce faire, il devra prendre dans la petite boite métallique, la photo de sa femme et son fils cachés dans le double fond. Ce sera une manière de se faire reconnaître par la famille d’accueil de l’enfant. Il y a aussi le seul souvenir qu’il tient de sa femme, un petit dé à coudre en argent (Simons Brothers) et une très ancienne clé qui se transmet de père en fils depuis le XVe siècle. Mais personne ne sait plus quelle porte elle ouvre.

Si Mikhaèl décède, Alter doit prendre son manteau et conserver du mieux qu’il peut, ce qui se trouve dans les poches. Il ne précise toutefois pas ce qu’il y a dans les poches.

C’est Mikhaèl qui disparait le premier, probablement atteint du typhus. Alter prend alors son manteau, et fouille les poches. Elles ne contiennent pas grand-chose : deux pièces de monnaie du ghetto de Lôdz, un peu de tabac, un fragment de doigt d’une statue, et un sac contenant des Tephilins. Le Belge ne voit pas en quoi ces objets sont si importants. Mais une promesse est sacrée.

 

Le 21 janvier 1945, Alter quitte Auschwitz dans une marche de la mort, en direction de Buchenwald. Epuisé, et souffrant horriblement des jambes, il s’effondre en chemin. Un SS lui met une balle dans la tête, et laisse son corps sur le chemin. Sur 5000 personne entraînée dans ce parcours, seules 750 arriveront vivantes à destination.

Mais le malheureux n’est pas mort. On ne sait pas trop ce qui se passe entre le moment où il est abattu et le moment où il se retrouve dans un hôpital, contrôlé par l’armée rouge. Voyageant entre la vie et la mort, il passe plusieurs mois dans un lit, perd en partie la mémoire, souffre d’épouvantables migraines, de délires et de visions.

 

Pendant l’année 1949, il émigre en Israël, à Jérusalem, et y trouve un petit boulot de tailleur. De temps en temps, de vagues images de son fils et de sa femme lui traversent l’esprit, mais il ne peut se souvenir de ce qu’il leur est arrivé. Il n’a que les photos qu’il a réussi à garder malgré toutes les épreuves.

En octobre 1950, Isaac Kagan, un ancien élève de Mikhaèl Pernath le retrouve, et lui parle du rabbin, un grand érudit, spécialiste de la kabbale et du Talmud Il aimerait l’entendre raconter les derniers instants de la vie de son maître. Alter lui parle alors du doigt de pierre qu’il a retrouvé dans la poche du manteau. Isaac blêmit, et lui raconte la légende qui suit :

« Vers la fin du XVIème siècle, le rabbin Yehouda Loëw Ben Betzalel, appelé également haMaHaRal, fabriqua un être de terre, un Golem, qu’il anima. Pour lui donner vie, il écrivit sur un parchemin, un des noms de Dieu, qu’il plaça dans sa créature, puis l’anima grâce au mot « EMETH » (אמת/Vérité). Cet être sans âme, servait à la fois de serviteur dévoué et de protecteur du ghetto de Prague, contre les indésirables et les Amalécites, les ennemis des juifs. Mais un jour, le golem se révolta contre son maître, et ce dernier lui retira la vie en effaçant la lettre aleph(א)  a (aleph),  transformant le mot Emeth en Meth (מתTm)) qui signifie alors : MORT. Le Golem s’effondra et se brisa. Les fragments furent alors transportés dans la Genizah de la synagogue Alt-Neu. Notez que certains pensent que le golem original fut créé par le rabbin Eliha Ba’al Shem de Chelm, le premier à recevoir le titre de ‘Maître du Nom’. Mais peu importe…

En mars 1940, devant la menace nazie grandissante, les restes de la créature furent transférés dans un endroit secret, et scellés à tout jamais. Mais un fragment de doigt avait été oublié. On le laissa momentanément dans une cache du grenier, jusqu’à ce que Mikhaèl Pernath décide de le cacher ailleurs. Mais il fut arrêté par la Gestapo, et transféré dans un premier convoi vers le ghetto de Lódz.

Il est vraisemblable qu’il s’agit du fragment de pierre que vous avez reçu.

Pourrais-je vous l’emprunter un instant, sachez que comme gardien (le chomer) de cette relique, vous pouvez me le refuser. »

Alter lui donna le réchout – l’autorisation/pouvoir –  et passa le fragment de doigt à Isaac. Ce dernier demanda si le Belge avait une carte du monde. Il inscrivit le mot Emeth sur un bout de papier, posa une sous-tasse sur la carte. Il déposa le doigt de pierre sur cette surface dure et lisse, et recouvrit le tout de la tasse inversée. Il prononça ensuite une courte incantation où Alter reconnut les mots Emeth et Dybbuk. Quand il souleva la tasse, le doigt de pierre indiquait la direction de l’Argentine. Isaac eut un sourire, et ajouta : « Merci, cela va probablement nous simplifier la vie. En échange, je vous promets d’essayer d’accomplir la chvoua de mon rav, je ferai tout ce qui est possible pour retrouver votre famille.»

Alter décédera au début de l’année 1957, sans jamais avoir revu son fils.

Adolf Eichmann, le responsable principal de la Shoah et de la mort de 6 000 000 de personnes, fut enlevé à Buenos Aires par un commando du Mossad, le 11 mai 1960. Jugé et condamné à mort en Israël, il fut pendu le 31 mai 1962. Le nom de code qui lui correspondait dans l’opération Attila, était Dybbuk…

 

Décembre 2011. Surnatéum

 

On sonna au Surnatéum.

Un jeune homme d’une trentaine d’années se trouvait devant la porte, avec une caisse en carton.

« Monsieur Christian Chelman ? » demanda-t-il.

« Je viens terminer une longue quête, une chvoua’ promise par mon père Isaac à un survivant d’Auschwitz, il y a des années. Il a fallu énormément de temps pour retrouver Willy, le fils d’Alter Chelman. Nous ne pouvions pas savoir que son nom avait été transformé, ni qu’il avait été baptisé et ‘christianisé’ pour être mis à l’abri des nazis. J’ai appris le décès de votre père en 2008 ; et c’est donc à vous, le fils aîné de la famille que je dois remettre ces objets, ayant appartenu à votre grand père, ainsi que l’histoire qui les accompagne. Vous savez que votre grand père descendait en droite ligne du rabbi Elijah Ba’al Shem de Chelm? … »

Note: Selon le chapitre « Vie et travail juifs à Chełm » du Livre de commémoration de Chełm (Pologne) (Yisker-bukh Chełm), « Personne n’était autorisé à entrer dans le grenier de la vieille synagogue. Personne ne savait même où se trouvait la clé du grenier. Une personne a chuchoté à une autre le secret que dans le grenier se trouve le golem du célèbre rabbin Elijah Ba’al Shem.”

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07/08/13