13/08/13
Voyage de l’Andelana
24 novembre 1891
Le bateau était ballotté comme un fétu de paille dans l’épouvantable tempête qui soufflait sur le Cap Horn. Sasakura et Sakaturo, deux des marins de l’équipage japonais, essayaient désespérément de fixer les cordages trop lâches des voiles, quand ils furent projetés dans les airs par un coup de fouet d’une rare violence. Genrio Sasakura passa à la baille et son ami s’écrasa sur un espar.
Malgré sa vitesse de réaction, le capitaine Gillis ne put que voir disparaître le premier dans l’océan avec un étrange sourire qui le hanterait jusqu’à sa mort.
Sakaturo, l’autre matelot, avait la colonne vertébrale brisée. Il souffrit le martyre pendant 44 jours avant de quitter ce monde le 6 janvier 1892. Ses compagnons demandèrent au capitaine de pouvoir lui donner les derniers rites shintos* pour calmer son âme tourmentée. Son aramitama…
(New York Times du 14 février 1896)
Début de l’année 1898.
Richard Reginald Hanze* ne tenait plus en place, il allait enfin quitter le port d’Anvers pour commencer son apprentissage de futur lieutenant sur le quatre-mâts Andelana. L’Andelana faisait partie d’un groupe de six barques appelées « les Six Sœurs de Workington », construites à Liverpool et destinées au transport de marchandises diverses allant de l’huile au blé, d’un côté à l’autre de la terre. Les capitaines Gillis et Richards avaient précédé Stailing à bord. Il partait d’Anvers avec une cargaison de ciment destinée à New York.
A 17 ans, il était temps pour Richard de quitter le giron familial et de se lancer dans la grande aventure autour du monde.
Il était fermement décidé à travailler dur, et le capitaine Stailing lui avait fait bonne impression. Il s’était vite lié aux deux autres apprentis marins, Joe (Joseph d’Haeyere) et Percy (Bradley Buck). Joseph venait d’Ostende comme lui et Percy de Blackpool.
Fils de négociant et descendant d’une famille de marins par sa mère anglaise, Richard avait nourri son enfance de romans comme Treasure Island, the Flying Dutchman, les Enfants du Capitaine Grant et Moby Dick, et rêvait de vivre les aventures de Jim Hawkins ou d’Ismaël. Il gardait précieusement les trésors offerts par les voyageurs débarquant de destinations exotiques: nautile sculpté de Nouvelle-Calédonie, dent de requin du Cap Vert, étranges fétiches cannibales des Iles Fidji, pointe de harpon et petit kayak eskimo (Inuit – Groenland), navaja du pirate Pepe Gonzales; tant d’objets de rêve qu’il enfermait dans le coffre de l‘oncle Johnson (disparu en mer) et qu’il lui suffisait d’ouvrir pour que son imagination s’envole.
Son “coffre à trésor” venait de son grand-père maternel, le lieutenant Horace Reginald Johnson, mort en mer en 1862 à bord du H.M.S. Melpomene. C’est sa grand-mère, Bonnemama Johnson, qui lui a offert.
Il embarque à bord de l’Andelana à la mi-janvier 1898.
Mais le voyage ne commence pas bien, le bateau subit des avaries durant une tempête meurtrière qui noie cinq marins et en blesse grièvement deux autres, et doit être remorqué jusqu’à Queenstown avant de retourner à Liverpool pour réparations. Ensuite, il reprend le chemin de New York et va subir une seconde tempête qui emporte 4 hommes de plus. Pendant le trajet, Richard tombe gravement malade. Le capitaine le soigne comme son fils pendant des semaines jusqu’à complète guérison. Durant son délire, le jeune homme prononce des mots dans ce qui semblait être du japonais. Une fois remis sur pied, la vie reprend et le travail ne lui laisse que peu de temps libre pour écrire à sa famille.
Les lettres en notre possession montrent qu’il écrit en anglais à sa maman et en français à sa famille en général. Des expressions typiquement ostendaises (Albatros willetje) parsèment son courrier. On note également que Richard joue de l’accordéon.
En relâche à New York, le capitaine recommande fortement aux jeunes apprentis de ne pas se laisser aller à la boisson et de ne pas perdre de temps dans les lieux mal famés de la ville. Régulièrement, il enferme les marins à clé pour qu’ils n’aillent pas prendre un mauvais coup.
Le vent contraire les ralentit, obligeant le bateau à passer le Cap de Bonne Espérance durant la mauvaise prériode.
Au Cap de Bonne Espérance, le brouillard leur fait presque percuter des icebergs géants. Plus tard, ils seront attaqués par des pirates.
Ensuite, l’Andelana se dirige vers Shanghai avec une cargaison d’huile. Sur le chemin, à Java, ce sont les singes et les « bêtes sauvages » qui lui font forte impression. A chaque escale, il envoie à sa mère quelques souvenirs et curiosités achetés sur place. Mais le bateau n’est pas nécessairement un lieu paisible et une poisse infernale les poursuit. A proximité de Formose, l’Andelana subit à nouveau un effroyable typhon qui démâte le bateau et envoie les affaires des marins à la mer ; les réparations auront lieu à Shanghai. Percy Buck, blessé à la mâchoire dans la tempête, n’a plus aucun vêtement de rechange et ses amis lui prêtent régulièrement les leurs.
Richard Hanze jr
Un marin, hanté par des visions, devient fou, le maître d’équipage doit le maîtriser. Deux autres tombent malades. Le capitaine lui-même rêve que l’eau envahit sa cabine et le noie, il jure que ce sera son dernier voyage en mer. Les marins, superstitieux assurent que le bateau est maudit. Richard commence aussi à le croire, mais ne veut pas alarmer ses parents.
Arrivés à Shanghai, les apprentis marins tombent sur un chiromancien chinois et, par jeu, le matelot belge se fait lire son avenir. Le devin semble très perturbé par ce qu’il voit dans sa paume et annonce à Richard qu’il est en grand danger : un esprit maléfique le suit. Pour s’en protéger, il lui vend une ancienne amulette censée repousser les démons et fantômes. Il précise que l’amulette doit toujours être gardée sur soi pour rester efficace.
(L’amulette est curieuse, sur une face elle porte un zodiaque chinois et sur l’autre, deux épées entrecroisées couvrent une représentation de la Grande Ourse, source d’un très grand pouvoir magique.)
Et le voyage se poursuit. Le bateau vide est en « ballast » (lest), c’est indispensable pour lui donner de la stabilité. A partir du moment où le bateau quitte Shanghai, tout semble aller pour le mieux: l’Andelana est poussé par des vents propices et avance à belle allure, les marins vont fêter la Noël, le Nouvel An et l’anniversaire de Joseph d’Haeyere à Port Angeles. Percy Buck, ivre mort, se blesse à nouveau au visage et la blessure s’infecte. Un abcès très douloureux le fait souffrir et l’ambiance s’assombrit. Malgré tout, il s’agit d’un incident mineur par rapport à ce qu’a déjà subit le bateau.
L’Andelana arrive à Commencement Bay (Tacoma) le 7 janvier 1899 pour charger du blé. Il jette l’ancre au milieu de la Baie, n’ayant rien à décharger.
A peine le bateau immobilisé, 10 hommes d’équipage quittent le navire et demandent leur solde. Parmi eux, deux officiers et huit matelots. Ils jurent que le navire est maudit et la rumeur rend leur remplacement très difficile. Le capitaine Stailing arrive toutefois à en recruter et leur demande d’attendre le départ du bateau pour monter à bord. Mais le capitaine lui-même n’est pas à l’aise ; au cours d’une discussion avec son ami le capitaine Doty, il lui révèle qu’il fait des cauchemars de noyade et qu’il a l’intention de quitter définitivement la mer et de retourner vivre dans sa famille à Nova Scotia.
En vue de son chargement en blé à venir, le navire vide ses ballasts, ce qui le rend moins stable en cas de coup de vent. Il est arrimé à des billes de bois. C’est une sécurité mais elle est moins efficace et coûteuse que se protéger dans le port.
Le capitaine Stailing est invité par deux dames patronnesses, Brigitte et Christine Funnemark, à passer la soirée au Seaman’s Rest de Tacoma. Leur foyer sert d’asile pour ceux qui ne veulent pas fréquenter les pires bouges de la planète. Toutefois, ne pouvant s’y rendre, le capitaine envoie Percy Buck s’excuser auprès des propriétaires du lieu. Percy souffre toujours de sa blessure à la mâchoire.
Richard prête à nouveau des vêtements à Percy à la fois pour être présentable sur la photo de l’équipage qui va être prise par le photographe de marine, Wilhelm Hester et ensuite pour qu’il aller à terre. Arrivé au Seaman’s Rest, Mme Funnemark, voyant l’état de Percy, l’envoie se faire soigner à l’hôpital Fannie Paddock L’amulette achetée à Shanghai se trouve dans la poche du pantalon que porte maintenant le jeune marin anglais.
Elle n’est donc plus à bord et ne protège plus l’Andelana.
(Richard Hanze prête ses vêtements à Percy Buck)
Le jour est le 13 janvier 1899, un vendredi. Il est à noter qu’au moment de la photo, Percy Buck est toujours à bord, il se trouve à l’extrême droite, au premier rang sur la photo. Richard Hanze est à l’extrême gauche, et Joseph est à côté de lui, toujours au premier rang.
Depuis trois jours, le bateau charge des provisions pour le voyage de retour et les écoutilles sont laissées ouvertes. Le bateau, allégé de ses ballasts, lui-même est attaché par de grosses chaînes à des billes de bois.
Le temps semble tourner vinaigre et un gros grain souffle dans l’estuaire de Commencement Bay, mais ça ne peut vraiment pas déranger l’équipage qui en a vu d’autres. Toutefois, pour éviter d’autres désertions, le capitaine Stailing enferme ses hommes dans le gaillard d’avant.
Et dans la nuit sans lune du vendredi 13 au samedi 14 janvier 1899, l’Andelana disparaît.
Le lendemain, seul un canot de sauvetage renversé et quelques fragments épars du bateau flottent dans le port, le bateau a sombré. Un fort vent l’a fait tanguer et les écoutilles ouvertes ont laissé entrer l’eau. Les recherches avec remorqueurs s’avèrent infructueuses et, finalement, un scaphandrier – William Baldwin – est envoyé explorer l’endroit où le navire a disparu. Mais un accident noie le plongeur. Littéralement aspiré dans le tuyau de son scaphandre par une décompression brutale, il devient la dix-huitième victime du navire maudit.
Plus tard, Percy Buck sera renvoyé à Blackpool sur un autre bateau de la compagnie, l’Andrada. Il visitera les parents de son ami Richard, racontera les détails et leur rendra les vêtements et l’amulette. Une superstition marine dit qu’il ne faut jamais garder les objets d’un mort, au risque de subir le même sort.
L’Andrada sur lequel il a voyagé, coulera à proximité de l’Andelana l’année suivante.
Prémonitions: quelques prémonitions intéressantes et documentées du naufrage. Entre autre, la dernière lettre qu’écrit richard Hanze à ses parents: il dessine des marins sur la 4e page, mais la page est à l’envers, comme s’ils allaient disparaître au fond de la mer. Ajoutons qu’il se sent obligé d’envoyer plusieurs lettres à ses parents, les jours précédents, que le cpt Stailing raconte qu’il fait des rêves de noyade dans sa cabine, que 10 marins quittent d’urgence le bateau à Tacoma en disant que l’Andelana est maudit et qu’il va se passer quelque chose; ça commence à faire beaucoup de “coïncidences”.
*
Richard HANZE, est né le 02/03/1881 à Ostende et sa mère s’appelait Helena JOHNSON, née en 1859 – Landport – Southampton.
*Les rites shintos sont formels : pour calmer le côté violent de l’âme d’un défunt, l’aramitama, les rites doivent être répétés après 1-3-7 et 33 ans. Si ces rites ne sont pas respectés ou incomplets, l’aramitama hantera le lieu qu’il aura choisi comme « résidence ». Parfois, un quatre-mâts…
Note Wikipédia :
Innombrables, les kamis sont partout, se cachant sous les formes les plus diverses, aux endroits les plus inattendus. Il convient donc de se montrer à leur égard d’une prudence extrême, d’autant que les plus petits sont parfois les plus susceptibles. Leur caractère est ambigu, comme la nature elle-même. Tous, y compris les meilleurs d’entre eux et les plus grands, possèdent un « esprit de violence », arami-tama (荒御魂?), qu’il faut se concilier ou neutraliser par des rites appropriés. Certains sont même dangereux dans leur principe, tels les « dieux des épidémies » ou les « dieux des insectes », prédateurs du riz. Tous peuvent vous frapper d’un tatari (祟り?). L’on a voulu donner à cette notion, aussi archaïque sans doute que le concept même de kami, une valeur morale en en faisant un châtiment, une malédiction (les dictionnaires bilingues donnent généralement ces traductions), infligés par le dieu à l’auteur d’une faute (tsumi). C’est là une conception moderne inspirée par le bouddhisme, qui a traduit par tsumi l’idée d’« action mauvaise », qui obscurcit l’entendement de l’homme et fait obstacle à l’illumination, donc au salut. Le synonyme ancien de tsumi est, en réalité, kegare (汚れ?, « souillure »). Et les définitions anciennes qui en sont données ont un caractère plus physique que moral : c’est ainsi que le contact de la mort, du sang, des excréments provoque une souillure rituelle ; mais la vie en société entraînera un élargissement de cette notion de tsumi, et l’on qualifiera ainsi certaines infractions sociales (destruction d’une digue de rizières).
Une mort violente en mer peut entraîner l’apparition d’un Funayurei ou un Onryo, un fantôme de bateau, esprit vengeur extrêmement maléfique. Parmi les défenses contre un Funayurei, on trouve les ofudas (talismans), à condition que le kami ou la divinité invoquée par cet ofuda soit lié au yürei. Dans ce cas-ci, un ofuda dédié à Konpira serait efficace. Il est à noter que les funayurei apparaissent de préférence les jours de nouvelle ou de pleine lune (la nuit du 13 au 14 janvier 1899 est une nouvelle lune). Le funayürei coule le bateau en le remplissant d’eau; ce qui est arrivé à l’Andelana.
Dans son principe toutefois, le tsumi, comme le tatari qui en est la conséquence quasi automatique, semble devoir être défini d’une manière à la fois plus vague et plus générale. De nombreux exemples, même récents, montrent en effet que l’on peut être frappé par un tatari pour peu que l’on ait empiété, fût-ce inconsciemment, sur le domaine d’un kami ; le tsumi est en somme la transgression de certaines limites, non toujours formellement interdites ni précisées, mais chargées d’un potentiel magique redoutable dû à la simple présence du kami.
Pour illustrer cela on peut prendre le film de Hayao Miyazaki : Le voyage de Chihiro. L’héroïne, Chihiro, pénètre en effet sur le territoire de kamis et autres fantômes, elle se voit donc condamnée à rester dans le monde des démons à jamais. On pourrait aussi citer nombres d’exemples de récits populaires relatant des kamis habitant auprès des ponts et poursuivant les personnes qui ne leur ont pas rendu hommage. L’imprudent peut être, à la limite, foudroyé par le simple contact d’un objet ou d’un être kami, parfois même contre la volonté de ce kami. Un proverbe encore usité – dans le sens, il est vrai, de : « Il ne faut point se mêler de ce qui ne vous regarde pas » – conserve la trace de cette croyance : « Sawaranu kami ni tatari nashi » (« Il n’est point de tatari du fait d’un kami que l’on ne touche point »).
Un petit lien vers une explication du Yurei (fantôme) au Japon.
http://yokai.com/yuurei/
Un projet d’exposition avec le Foss Waterway Seaport, musée de Tacoma, se met en place.
La vidéo ci-dessous, réalisée par un “tour operator” (pretty gritty tours de Tacoma), donne beaucoup de détails sur cette histoire.
Détail curieux tiré d’un article du magazine TRUE WEST d’août 1976.
Il s’agit d’un élément de la correspondance en 1900 entre un officier de marine du navire CABUL et Christine Funnemark, fille de la propriétaire du Seamen’s Rest.
Ce détail est plus important qu’il parait: Henry R.Howe écrit à Christine Funnemark qu’il a rencontrée au Seamen’s Rest. Il ont donc discuté du naufrage de l’Andelana et de Percy Buck. Percy pouvait croire que l’amulette l’avait sauvé. Toutefois, Christine Funnemark, bonne chrétienne, ne croit pas à ces superstitions et finit par convaincre Henry de la chose. Son message semble indiquer qu’elle l’a convaincu… momentanément.
Voyages et étapes de l’Andelana à partir du port d’Anvers:
13/08/13