02/02/17
Note préliminaire : Il est vivement conseillé de lire cette histoire avec un jeu d’échecs sous la main, et de jouer la dernière partie.
C’est en me promenant au Vieux Marché de la Place du Jeu de Balle que je tombai sur l’esquisse. Un superbe crayonné préparatoire à un tableau, par un certain Basil Hallward, peintre disparu mystérieusement en 1890. Le visage du personnage m’interloqua : j’étais certain d’avoir vu cette tête peu de temps auparavant avec la même expression légèrement distante. C’était le portrait craché d’un joueur d’échec que j’avais croisé au Greenwich, un café proche de la Grand Place.
Ce soir-là, il se mesurait à un des mes amis, Vincent.
Vincent était un excellent joueur capable des coups les plus retors. D’habitude, il s’y rendait le samedi, en début d’après-midi pour disputer quelques parties, et nous nous retrouvions ensuite pour prendre un pot et parler magie et objets rares récoltés sur les brocantes de la capitale.
Mais ce jour-là, à notre réunion hebdomadaire, j’eus l’impression de croiser un zombie anémique ! Il était vraiment très pâle, livide, et les cernes autour des yeux lui donnaient l’allure de quelqu’un n’ayant pas dormi depuis une semaine.
Un peu inquiet, je lui demandai si sa santé posait problème et il me répondit que depuis quelques jours, il affrontait un redoutable adversaire dans des parties qui le laissaient épuisé à la fermeture de la taverne. Monsieur Karl Josef Batthyány, un monsieur d’un âge canonique issu de vieille noblesse hongroise et surnommé « le Comte », s’avérait non seulement un opposant de taille mais à chaque fin de partie, au moment où les adversaires se serrent la main, il donnait l’impression de vider mon ami de toute l’énergie qui lui restait. Quelques semaines auparavant, un challenger du Magyar était mort d’une crise cardiaque en pleine partie. Ce qui avait provoqué un certain émoi dans la population un peu vieillissante du café et nimbé le joueur d’une aura d’infortune.
Particularité étrange, le Comte jouait toujours avec ses propres pièces antiques, rouges et blanches, taillées dans l’os. Il les transportait dans une ancienne boite chinoise en laque rouge qu’il posait délicatement sur la table avant d’aller chercher un échiquier.
Je demandais à mon ami plus d’informations, de détails me permettant de me faire une idée sur celui qu’il défiait.
Vincent ajouta alors qu’il lui était difficile de se concentrer en face du vieil homme et qu’à des moments cruciaux du jeu, il déplaçait ses pièces de manière erronée, contrairement à son habitude. Monsieur Batthyány arrivait toujours au Greenwich entre chien et loup, pour repartir plus tard dans la nuit.
Je proposai à mon ami d’assister le soir même à une de ces parties, ce qui me donnerait l’occasion d’observer ce curieux personnage.
Le soleil avait déjà entamé sa plongée quotidienne dans les domaines d’Atoum, lorsque qu’un vieil homme d’aspect fragile et raffiné, passa les portes-sas de la taverne. De taille menue et voûté, il était vêtu d’une vieille redingote élimée, d’un gilet et d’une Lavallière, et semblait sorti d’une autre époque. Ses chaussures devaient avoir parcouru plus d’un million de kilomètres, mais une certaine élégance naturelle se dégageait de sa personnalité. Après s’être débarrassé, il salua poliment les personnes présentes et se dirigea vers notre table. Vincent se leva et me présenta au Comte qui me serra la main. Elle était fine et la peau translucide devait avoir l’épaisseur d’un papier à cigarettes. Puis, je croisai son regard et reçus un choc ; il était d’un bleu sombre comme les profondeurs d’un lac, mais les pupilles étaient rouge sang. Il commanda un thé citron qu’il dégusta sans sucre, par petites gorgées délicates, tout en laissant son biscuit de côté.
Il posa une boîte en laque rouge sur la table. Elle contenait ses pièces de jeu.
Après les politesses d’usage, Vincent alla chercher un échiquier et installa les pions. Et la partie commença.
Au début, mon ami joua brillamment comme à son habitude et il me semblait qu’il n’allait faire qu’une bouchée du vieil homme ; il gagna les deux premières parties sans trop de difficultés. Mais petit à petit, il se mit à commettre de petites erreurs de distraction, et la partie suivante s’achemina vers l’égalité. Puis, il perdit et ne put plus rétablir la parité. En observant monsieur Batthyàny, m’apparut l’image de « l’Homme de la Foule » d’Edgar Allan Poe, le vampire psychique qui se nourrissait de l’énergie des autres. Sa peau avait retrouvé une texture plus ferme et il se tenait plus droit qu’au début de la soirée. Son regard évoquait maintenant celui d’un prédateur nocturne qui n’allait faire qu’une bouchée de mon ami.
Je fis un signe discret à Vincent qui proposa de faire un break avant de jouer la dernière partie. Le Comte acquiesça et profita de ce moment de détente pour aller aux toilettes. Je fis part de mes observations à mon ami et insistai pour qu’il arrête de jouer. Il se sentait incapable de stopper, visiblement subjugué par le Hongrois. Il fallait rompre le sortilège à tout prix.
C’est alors que j’eus une idée pour le moins originale. Un “truc” que j’avais lu dans le livre “The Pleasures of Chess” d’Assiac. Si elle fonctionnait, le joueur adverse allait être vraiment surpris…
Et la dernière partie s’engagea, il était clair que Vincent lâchait pied: il se fit manger sa dame, ses tours, un cavalier et un fou, sans compter la quasi-totalité de ses pions. Le Comte n’avait perdu aucune pièce !
A ce moment, le jeu se présentait comme suit, mon ami ne pouvait plus gagner :
Vincent avait les blancs : Roi e3, Fou e4, Cavalier d4, pion f3
Batthyány jouait avec les noirs : Roi e8, Dame b7, Fou d3, Fou e7, Cavalier e5, Cavalier e6, Tour b2, Tour f6
C’était au tour des noirs de jouer et le Comte avança sa Dame en e4, avalant au passage un Fou blanc. Le pion blanc s’empara de la dame. Ensuite il avança sa tour noire en f3, qui fut prise par le Cavalier blanc. Enfin, le Hongrois eut un sourire qui révéla deux fines canines pointues, avança sa tour en e2, et annonça échec et mat.
Il regarda Vincent d’un air triomphant et avança la main pour serrer celle de son adversaire.
Mais brusquement, son sourire s’effaça, et sa main se figea au-dessus du jeu.
Son regard plongea sur le dessin que formaient les pièces d’échecs sur le plateau où une croix parfaitement dessinée le narguait. Il sembla se dégonfler comme une baudruche, quitta la taverne à toute vitesse et disparut dans les ténèbres, sans emporter ses pièces.
Personne ne le revit plus jamais au Greenwich.
02/02/17