31/03/14
Brian Jay Corrigan (Prof BC) est professeur de littérature de la Renaissance à l’Université de Géorgie (USA), et spécialiste de Shakespeare. Il s’intéresse particulièrement à la magie. Au cours de recherches sur son auteur préféré, en Angleterre, il acquiert chez un antiquaire, trois petits porte-monnaie identiques contenant chacun une curieuse médaille en or et une en argent. Une lettre à propos d’un certain Phineas Thompson accompagne les objets. Ce qu’il lit semble incroyable.
Nous sommes en 1879 à Oxford, Phineas Thompson est libraire, spécialisé en ouvrages rares. Il traque les incunables, palimpsestes, volumens en peau ou papyrus et autres codex et avoue avoir un gros penchant pour les livres d’heures et les grimoires magiques. Sa librairie est devenue le repaire de collectionneurs obsédés, d’étudiants impécunieux et de professeurs émérites à la recherche de l’œuvre unique. Son seul employé s’appelle Thomas Burke, un jeune homme de vingt deux ans, et même s’il l’apprécie, il ne le traite pas toujours très correctement, Phineas a malheureusement un gros penchant pour l’alcool… Et quand il rentre ivre, son subalterne doit subir des invectives et parfois même des coups. Comme Thomas est marié – sa femme est très belle, mais un peu vénale – avec deux enfants et qu’il doit continuer à entretenir sa famille, il ne se plaint pas. Mais on y reviendra plus tard…
Un jour, Phineas tombe accidentellement sur « ΠΕΡΙ ΕΝΕΡΓΕΙΑΣ ΔΑΙΜΟΝΩΝ : De Operatione daemonum… », un ancien traité de démonologie écrit par un certain Michel Psellos, philosophe byzantin du XIe siècle. Dans cet opuscule, l’auteur fait mention d’un artefact magique extraordinaire dédié à Hécate : un IUNX (qu’il traduit en anglais par JYNG ou JINX). La description de l’objet n’est toutefois pas très claire, Phineas n’interprète pas parfaitement la langue grecque du Onzième siècle et, d’après ce qu’il comprend, il peut s’agir d’un petit rhombe, d’un disque d’or ou d’électrum (alliage d’or et d’argent) ou d’une amulette permettant de réaliser des vœux ou de jeter des sorts… Le Jinx a une importance capitale dans un rite magique dédié à Hécate. Hécate est une déesse lunaire au triple visage (Lune Noire/ Hécate, Lune en Croissant/Diane et Pleine Lune/Sélène) qui garde les croisements et règne sur le monde de la nuit. Elle est aussi déesse des sorciers et sorcières et préside aux enchantements et maléfices. Quelle que soit la nature du Jinx, son usage peut changer l’existence de celui qui l’utilise.
Pour en savoir plus, Phineas plonge dans d’autres ouvrages dont « la Deuxième idylle » du poète Grec Théocrite, consulte des bibliothèques obscures, passe du temps dans diverses universités et au British Museum, interroge des spécialistes de l’occulte – il y en a quelques-uns dans sa clientèle – et petit à petit remonte la trace d’un ancien rite mystérieux dédié à la fois à Hécate et à Sélène. Il permet la création d’un charme très particulier qui lie bonne et mauvaise fortune. Le charme est tellement puissant, que dans la mythologie, Jason, chef des Argonautes, s’en sert pour séduire Médée et contrer ses pouvoirs de sorcière. Pourtant, Médée est fille d’Hécate. Il faut retirer la chance d’un côté pour la faire passer de l’autre. Inutile de préciser que les conditions de création du Jinx sont extrêmement complexes, il faut travailler certaines nuits de pleine lune et d’autres de Lune Noire au centre d’un carrefour triple, toujours accompagné d’un partenaire, faire fondre des figurines de cire, brûler de l’orge… Le rituel doit être répété neuf fois.
Finalement, il fabrique trois paires de médailles dédiées à la Lune. Chaque ‘set’ comprend une médaille en électrum doré et une médaille en électrum argenté. Le graphisme de la médaille représente une pleine lune d’après un dessin de l’astronome Giovanni Domenico Cassini, publié en 1679. Une personne ne peut utiliser qu’un seul set de pièces durant son existence.
Le rite d’activation des vœux doit être accompli à deux, le magicien et un assistant. Le sort offre à chacun des deux participants une des médailles. Phineas va donc travailler avec Thomas Burke.
Celui qui a la médaille en argent – dédiée à Hécate – doit lancer le premier souhait et faire un JINX (vœu qui porte la poisse à son binôme). Pas au point de le tuer, mais un mauvais sort qui peut très bien pourrir la vie à l’autre. Une fois lancé, ce sort ne pourra plus être annulé et durera jusqu’au dernier souffle de la victime. Il n’existe aucun contre-sort !
Celui qui reçoit la médaille en or consacrée à Sélène – peut réaliser deux souhaits pour lui-même, par exemple : Devenir Riche et Célèbre. Ce souhait ne peut en aucun cas être une vengeance sur le collègue qui lui a lancé le mauvais sort.
Thomas Burke reçoit la médaille d’argent et semble hésiter. Il n’est pas certain que le sort va fonctionner et ne voudrait pas trop nuire à son patron. Qui plus est, si le sortilège ne fonctionne pas, il n’a pas envie de se ridiculiser. Mais son maître a un défaut, il boit parfois un peu trop, revient ivre et bat son employé. Aussi, il souhaite que Phineas devienne allergique à l’alcool. Un souhait apparemment innocent, mais qui risque d’avoir des conséquences inattendues.
Phineas tire un flacon de vieux whisky dans sa poche, il en prend une lampée et se met immédiatement à vomir. Il s’étrangle, attrape des allergies de peau, sa gorge enfle et il évite de justesse de mourir étouffé. Le Jinx a fonctionné.
Personne ne connait les vœux qu’a fait Phineas, mais deux choses sont certaines : Thomas Burke a fini ses jours complètement dément dans un asile psychiatrique, et Phineas est mort de manière très curieuse. En laissant tomber une caisse de livres sur son pied, il se fait une blessure bénigne à la jambe et, ne supportant pas l’alcool, même sous forme médicale, le libraire ne peut être soigné. La jambe s’infecte. L’inflammation se transforme en gangrène et le chirurgien qui l’opère ne peut l’endormir : le chloroforme contient de l’alcool. Il meurt dans d’horribles souffrances, et laisse derrière lui une jolie jeune veuve très riche, l’ancienne épouse de Thomas…
Brian Corrigan m’a offert un des deux ‘sets’ de médailles non utilisées. Je ne pense pas qu’il a osé activer le sien, et je le comprends… Mais je brûle d’essayer, même si : « Curiosity killed the cat », comme le disent les Américains.
Gilles, mon ami, accepte avec un peu de réticence de tenter l’expérience. J’ouvre le porte-monnaie qui contient mes deux médailles, et nous tirons au sort. La médaille d’argent me revient. Je dois souhaiter un Jinx qui lui pourrisse la vie et qui, somme toute, ne me rapportera rien. Inquiet, mon compagnon me regarde d’un air peu amène. Que vais-je lui souhaiter ? Des démangeaisons purulentes ? Des hémorroïdes douloureuses ? La perte de sa tignasse ébouriffée ?
« Je préfère la médaille en or à celle en argent ! » dis-je.
Aussitôt, ma médaille change de couleur. J’ai donc encore deux souhaits à réaliser, et Gilles, dépité, ne possède maintenant plus qu’une une médaille d’argent inutilisable. Le regard qu’il me jette en dit long sur ce qu’il pense de mes délires…
Alea Jacta Est.
31/03/14