Entre Deux Mondes

Dakar – Sénégal, Août 1984

Nous sommes au Sénégal pour deux mois, ma femme a reçu un budget pour faire de l’assistance médicale à l’hôpital Le Dantec. Je l’accompagne pour éventuellement donner des cours de natation dans la petite piscine de l’endroit, mais elle est vide et sert de poulailler. Les unités chirurgicales mobiles offertes par je ne sais quel pays servent d’enclos pour les chèvres. C’est l’Afrique, un autre monde qui vit à son propre rythme, très loin de nos préoccupations et notre « bien-pensance » occidentale.

Nous sommes logés à l’hôtel Téranga.

Je descends prendre un verre au bar, sur la table une fleur desséchée  traîne dans un petit soliflore. Je passe ma main au-dessus de la fleur, et elle est à nouveau fraîche comme si elle venait d’être cueillie. Et oui, je suis aussi illusionniste. A partir de cet instant je ne paierai jamais ma boisson. Chaque fois que j’arrive au bar, un cocktail de jus de fruits exotiques m’attendra, frappé et venant d’être servi.  Alioune, le chef barman, restera mon ami jusqu’à ce jour.

Pratiquer l’art de l’illusion est un code qui indique quasiment universellement que vous faites partie de la famille des magiciens, chamans, sorciers. Seuls eux maîtrisent ces techniques secrètes, et le mot charlatan n’est pas du tout péjoratif en Afrique. Je viens d’établir une sorte de pont entre nos deux mondes, je suis aussi là pour apprendre, voir et écouter.  Quitter ma zone de confort et mes croyances européennes pour aller à la rencontre de la culture de l’autre. Avant de quitter la Belgique, j’ai quand même étudié les rudiments de la magie africaine en général. Et la Magie va croiser mon chemin.

Les poupées

A l’époque, j’ai créé un tour de magie avec des poupées d’envoûtement, premier pas dans une forme d’illusionnisme qui deviendra ma signature.

Il y a une vingtaine de personnes éparpillées dans le bar de l’hôtel, tous des Sénégalais. Nous sommes les seuls Européens, très isolés du reste du public qui ne nous prête pas attention. Je montre mon tour avec les poupées. A un moment, un de mes amis, Thierry, qui travaille pour le BIT (Bureau International du Travail) me dit qu’il ne croit pas au pouvoir de ces objets. Je le mets en garde de ne pas provoquer les dieux avec ses blasphèmes. Il me défie et me demande d’essayer sur lui. Je plante une aiguille dans la fesse de la dagyde et il fait un bond en criant. (Nous sommes complices pour le gag). Nous rions sous cape et je vais commander une tournée. A ce moment, je me rends compte que le bar est entièrement vide, il n’y a même plus de serveur, tout le monde a fui. Il faudra un quart d’heure pour voir revenir le garçon qui nous supplie de ne pas ressortir les poupées…

La baguette

Je montre un tour de gobelets dans lequel des balles disparaissent et réapparaissent au moyen d’une baguette.  Alioune, qui adore ce tour, me demande si je peux lui fabriquer une baguette de ce genre. Et là, je suis embêté, Je ne peux lui expliquer qu’il s’agit de technique pure, mais j’aimerais aussi lui faire plaisir. Donc, je vais mettre des conditions de réalisation à la limite de l’impossible. Il faudrait une baguette bien rigide, de la longueur de son avant-bras qu’il a ramassée au hasard de ses pérégrinations.

Pas de problème, il a ça. Un soir, il a entendu cogner à la porte de sa maison, et quand il a ouvert personne n’était là, seule une baguette était posée à côté de la porte.

Il m’amène la baguette, et pendant une semaine, je vais la décorer, la préparer et la ritualiser…

Mais pour l’activer, il faudra appeler les quatre éléments au cours de la même journée…

Pas de problème (bis), il prend congé le jeudi, et nous pourrons activer la baguette ensemble. Donc, on continue.

Au matin du jour dit,  je verse de l’eau de mer sur l’objet, j’effectue un petit rituel impliquant la terre et j’active le feu. Pour le rituel de l’air, j’ai imaginé appeler l’esprit du vent en lançant un boomerang. (Je suis un fan de ce sport et je voyage toujours avec l’un ou l’autre de ces bâtons volants dans mes bagages) Mais pour ça, il faut un assez grand espace, il est impossible de lancer le boomerang en ville.

Pas de problème… Nous allons prendre le bus qui nous amènera dans le désert qui entoure Dakar. On se retrouve donc à une vingtaine de kilomètres de la ville, totalement isolés. Il n’y a pas un souffle de vent et le ciel et vide et limpide. Je prépare le boomerang, et le lance en appelant le vent. A ce moment précis, une bourrasque se lève et chasse mon boomerang au loin, un immense oiseau noir apparaît en planant au-dessus de nous. Diouf me dit que c’est comme ça que ce manifeste le vent et, un peu interloqué, je pars récupérer mon boomerang.

Quand je reviens, mon ami est occupé à taper sur les pierres avec la baguette. Evidemment, elles ne disparaissent pas… Je lui explique donc que cet instrument va d’abord lui servir d’instrument de divination et l’aidera à prendre des décisions importantes. Ce qui fonctionnera, mais c’est une autre histoire.

Bon, ce n’est pas tout, on doit rentrer à Dakar et il n’y a plus de bus.

Pas de problème. Alioune me dit que je n’ai qu’à arrêter une voiture avec mes pouvoirs. (On est mal barrés). Nous nous trouvons sur une petite hauteur à côté de l’autoroute, il n’y a quasiment aucun trafic. Une Coccinelle VW poussive et délabrée arrive dans notre direction, et je réponds à mon pote « Celle-là par exemple? ». A ce moment, le moteur fait un drôle de bruit et la bagnole s’arrête. Diouf court vers le chauffeur et lui explique que le marabout toubab (sorcier blanc) a arrêté sa voiture pour nous emmener à Dakar. Il doit y avoir déjà huit passagers, mais ils se poussent tous et nous laissent nous asseoir. A peine assis, le moteur redémarre, et on nous jette des regards inquiets. La Coccinelle roule sans problème jusqu’à la ville et, à peine arrivé à l’endroit où nous devons descendre, le moteur explose de nouveau. « Je suppose que c’est ici que vous descendez… » Demande le chauffeur avec un regard inquiet. On ferme la porte, le tacot redémarre et file sans demander son reste.

Le Marabout Diop

Alioune me dit un jour qu’il voudrait m’amener voir un coin peu touristique de Dakar. Il m’entraîne dans un endroit boisé où aucun blanc n’a du mettre les pieds. Les arbres ont des formes étranges, certains semblent étirés par les esprits.

J’ai un sourire. Il ma amené dans un bois magique, les génies et les djinns me guettent. « Les djinns nous entourent » remarquai-je. Il a un sourire, j’ai passé le test. Nous sommes effectivement au-delà de la Médina, les blancs ne sont généralement pas les bienvenus ici. D’ailleurs, nous approchons de la plage, et un groupe menaçant se forme. Alioune leur dit quelques mots en wolof (que je ne suis pas un blanc ordinaire) et tout le monde disparaît.

Il me précise aussi que son marabout – Diop – aimerait me rencontrer. J’accepte avec joie. Thierry aimerait nous accompagner, ce qui ne pose aucun problème. On se retrouve donc dans une case en béton très sommaire à discuter avec le marabout. Je lui offre un petit cadeau magique que je gardais dans mes bagages. Il est enchanté et nous fait une divination aux cauris. Je ne vous raconterai pas ce qu’il a dit, mais tout s’est passé exactement comme prédit. Pour mon ami, il prophétise qu’il va épouser une vierge. Je le vois sourire. Il se mariera l’année suivante avec une fille … du signe de la Vierge. Comme quoi…

Le marabout Diop m’offrira aussi un Tul, amulette de protection, et les cauris divinatoires avec la poudre magique pour les ritualiser et les rendre actifs. J’aurai aussi droit à un objet rare et unique, un petit fétiche pour rendre fous et éliminer les ennemis. Elle est présente dans cette expo.

Les cauris seront les premiers objets divinatoires de ma – désormais – très grande collection.

Sortilèges et envoûtements

Un jour, mon barman préféré semble désespéré : on vole dans sa caisse. Le responsable est un des quatre barmans sous ses ordres, il en soupçonne un, mais ne peut l’accuser sans preuve. S’il ne découvre pas le coupable, il risque tout simplement de perdre sa place.

Je crée donc une petite poupée d’envoûtement en tissus, sur laquelle j’écris en wolof « Damalai Doflo », je te jette le mauvais œil. Je lui demande de la placer dans le tiroir de la caisse enregistreuse. Mais il n’aime pas ma poupée, et je la place moi-même. Deux jours après, le barman soupçonné tombe violemment malade et avoue ses larcins. Il sera renvoyé. Le simple fait d’avoir vu la poupée  cachée a suffit.

Mais ça ne va pas s’arrêter là.

Parmi les nombreuses rencontres que nous y avons faites, il y a Madeleine, une kinésithérapeute suisse qui travaille  pour Terre Des Hommes (T.D.H), dans un hôpital de la ville de Thies. Elle n’était pas follement heureuse, car sa supérieure, une infirmière franco-sénégalaise du nom de Thiam, veut sa peau.

Jalousie, racisme ? Peu importe.

La mère Thiam avait même fait appel à son marabout pour éliminer Madeleine, si possible … définitivement.

Je lui propose de prendre sa défense et de créer un contre-sort. Marabout contre marabout. Je fabrique donc une nouvelle petite poupée d’envoûtement en tissu noir, sur laquelle sont inscrits les mots « Damalai Doflo » – comme pour Alioune. Il n’y avait pas de raison que ça ne fonctionne pas une seconde fois. Et je l’offre à Madeleine.

Rentré en Belgique, je reçois la lettre suivante.

(Recopié textuellement)

Thies (Sénégal) le 29 septembre 1984

… Quand à la poupée, cela marche à 100%.

Je l’ai posée sur le bureau un jour où il y avait 16 personnes, et la mère Thiam absente. Plus ou moins 10 jours après, la secrétaire me dit qu’il y a eu une grande panique car « on  a mis une marionnette prévoyant la mort de Thiam ». Elle a dit que ce sont des coutumes du Sud, et mettrait tout en œuvre pour savoir qui a fait ça… 8 jours après, par le gardien,  j’apprends que votre infirmière (française) de Thies à été d’urgence à DKR (Dakar). Car L.Thiam a été très malade à cause de la poupée… Enfin, il y a 10 jours, elle a déménagé pour retourner auprès de son ex-mari. Elle habitait au-dessus du bureau.

Mais elle a dit aux gardiens de ne dire à personne qu’elle était partie… donc tout le monde le sait !…

Entretemps, le 19/9, elle a reçu sa lettre de licenciement de T.D.H., mais Top Secret, personne ne le sait encore.

Moi, elle me déteste et ne veut plus me voir, tant mieux pour moi. Mais d’autre part, elle tâche de me créer une réputation super  merdique auprès des travailleurs et à Lausanne…

…Anne Marie me parle encore souvent de Christian « le marabout Toubab avec ses jolies fossettes  et qui est très fort ».. Son mariage est pour le 3/11, donc nous espérons Bouzinga pour l’année d’après, car pour elle, rien avant le mariage…

Madeleine *

 

*Notes.

– La mère Thiam, considérée comme pestiférée à cause du sort, fut l’objet d’une enquête de son patron. On découvrit qu’elle avait détourné 1 000 000 de francs CFA, et elle fut renvoyée.

– Anne Marie, la très charmante jeune assistance de Madeleine ne rêvait que de mariage et me demanda de l’aider à décider son amoureux. Les sorts positifs fonctionnent aussi. Elle me demanda aussi comment appeler son premier enfant. Il doit y avoir un ‘Bouzinga’ (le premier nom qui m’est passé par la tête) d’une trentaine d’années au Sénégal, qui se demande encore pourquoi il a reçu un nom pareil.

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Bruxelles – 23 Décembre 2015.

Plus de trente ans ont passé depuis Dakar.

Les cauris ont « germé », le voyage dans les mondes magiques s’est poursuivi.

J’ai rencontré d’autres chamans, d’autres sorciers, vu d’autres magies et les collections récoltées petit à petit, ont fini par donner le Surnatéum. Un musée privé illustrant l’histoire des mythes, magies et croyances d’autres lieux et d’autres temps. Mais l’Afrique est toujours restée au centre de mes préoccupations. Un espace où magie, illusionnisme, contes et collections  se côtoient et s’interpellent. L’œuvre d’une vie dont l’éclosion prend ses racines dans quelques cauris lancés par le marabout Diop à Dakar…

L’exposition Persona – Etrangement Humain ouvrira ses portes en janvier 2016. Elle est aussi le point culminant des activités qui fêteront les 10 ans de l’ouverture du musée du Quai Branly à Paris, un des plus importants musées ethnographiques en Europe.

Les commissaires sont passés il y a quelques mois pour choisir 14 objets de nos collections qui seront présents sur place. Parmi ces choix, divers « vaudous » en provenance d’Haiti dont des statuettes représentant Ogoun, loa du métal, de la forge et de la guerre, et Bouteye Bossou Twa Kons, un loa ou un djab qui s’attache aux gens « différents », ceux qui n’entrent dans aucun moule.

Bouteye, est une œuvre très étrange qui se trouve à l’entrée du Cabinet de Curiosités. J’ai un petit pincement au cœur quand les transporteurs viennent la chercher avec le reste des emprunts.

Je remplace donc les objets prêtés grâce aux réserves des collections. Mais Bouteye Bossou Twa Kons ne se remplace pas facilement, dans la scénographie ; et je n’arrive pas à me décider…

Deux jours plus tard, mon ami Arnaud vient me rendre visite, il revient d’Haïti où il travaille, et n’a aucune idée des choix faits pour l’exposition. Il m’amène un cadeau emballé dans une grande caisse. Excité comme toujours, je déballe le paquet et je découvre un loa bizango étonnant.  Ogou tient dans ses mains Bouteye Bossou Twa Kons.

On dirait que les loas reviennent, tout fiers de passer 10 mois au musée du Quai Branly où plus d’un million de visiteurs les admireront ; et également très contents de se retrouver au Surnatéum.

Coïncidence ou magie ?

Seul votre choix déterminera votre position dans un monde magique ou purement rationnel. Un voyage entre deux mondes.

branlyweb10

bawoncanari

 

 

 

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29/06/17